Concours de la Ville de Paris. Le Paradis perdu
COUCOURS DE LA VILLE DE PARIS
LE PARADIS PERDU
Drame-Oratorio de M. Théodore Dubois. — Poème de Ed. Blau.
Mercredi dernier 27 novembre, a eu lieu, dans l'après-midi, au théâtre du Châtelet, la première audition officielle et par invitations du Paradis perdu, drame-oratorio en quatre parties, de M. Théodore Dubois, qui, au concours ouvert l'année dernière par la Ville de Paris, a partagé le premier prix avec le Tasse de M. Benjamin Godard. M. Th. Dubois est un jeune musicien d'avenir, qui, d'abord maître de chapelle de la Madeleine, a remplacé M. Camille Saint-Saëns, lors de sa retraite volontaire, comme organiste de cette église ; M. Dubois est, de plus, professeur d'harmonie au Conservatoire. Ce sont là des gages de talent que l'œuvre nouvelle ne pouvait démentir, bien au contraire. Il faut y louer, avant tout, l'habileté de la facture, la richesse de l'harmonie et de l'instrumentation, et l'art avec lequel l'auteur écrit pour les voix et les masses chorales. Possédant de telles qualités, on conçoit que l'idée d'illustrer musicalement le poème épique de Milton, ait tenté l'imagination de l'habile organiste. Mais ce sujet est-il aussi favorable à la musique qu'à la poésie ? Il est permis d'en douter, d'après le résultat de l'épreuve tentée, il y a une trentaine d'années, par Félicien David. L'auteur de l'admirable chef-d'œuvre qui s'appelle le Désert, a écrit, en effet, un Eden, qui, non pas représenté, mais exécuté à la salle Le Peletier dans les mêmes conditions que le Paradis perdu au théâtre du Châtelet, n'y obtint qu'un succès d'estime, et c'était pourtant une œuvre d'art des plus finement senties et ciselées (1).
Il est vrai qu'en nous faisant assister dans les deux premières parties du Paradis perdu à la rébellion et au châtiment des mauvais anges, M. Edouard Blau a introduit dans son livret un élément absent dans l’Eden, où il n'était absolument question que du petit drame qui s'accomplit dans le Paradis terrestre.
M. Dubois a tiré un très-bon parti des situations musicales que par ce moyen lui a fournies son collaborateur ; mais comme, à part l'introduction instrumentale qui commence l'ouvrage, et le chœur des séraphins du début, c'est la note sombre et violente qui domine dans les deux premières parties : la Révolte et l'Enfer, peut-être en résulte-t-il un certain défaut de variété ? Peut-être aussi, au moment où la lutte s'engage, n'y a-t-il pas une opposition de caractère assez tranchée entre les chœurs des anges rebelles et des anges fidèles, et dans la fugue finale on ne peut mieux traitée de la première partie, le chant de triomphe des séraphins ne pourrait-il presque convenir tout aussi bien aux anges réprouvés si, par impossible, ils eussent remporté la victoire?
Dans la seconde partie, comme l'indique son titre, c'est l'enfer seul qui a la parole ; l'introduction instrumentale et le premier chœur expriment bien les souffrances des damnés. Quand Satan et ses trois principaux acolytes appellent à eux toute la masse des démons, on remarque des sonneries de trompettes placées sur divers points de l'orchestre, qui sont non pas précisément une imitation, mais un ressouvenir de la terrible fanfare du Requiem de Berlioz. Là, devant la troupe infernale rassemblée, Satan faisant part du plan de vengeance qu'il a conçu, chante un air qui est un des meilleurs morceaux de l'ouvrage : dans le cantabile surtout, pour donner une idée du Paradis terrestre et des deux êtres privilégiés que Dieu y a placés, Satan trouve des accents pleins de suavité qu'accompagnent de belles et larges phrases mélodiques des violons.
Voici enfin venir les teintes douces et riantes dans la troisième partie. L'introduction instrumentale, qui peint la nuit lumineuse et sereine du paradis terrestre, est pleine de rêverie, de mystère et de charme. On retrouve, vers la fin de ce morceau, les belles phrases mélodiques des violons qu'on a déjà entendues dans l'air de Satan dont nous venons de parler. C'est un procédé semblable à celui employé par Meyerbeer dans le Prophète lorsque, dans le récit du rêve de Jean, il donne une première esquisse des motifs qu'on entendra plus tard dans la scène de la cathédrale ; mais là encore, s'il y a imitation, elle est très-légitime et très-bien trouvée.
Au moment du réveil, les esprits invisibles murmurent un petit chœur d'une grande fraîcheur, puis vient un duo d'Adam et Eve, tendre et expressif, et dans lequel leurs deux voix s'unissent amoureusement. Toute la scène de la séduction est fort bien conduite et on ne peut mieux rendue par le musicien.
À la fin de la troisième partie et au commencement de la quatrième, le Jugement, revient la note sombre et violente ; le péché a été commis et Satan a poussé un formidable cri de joie. L'archange exécuteur de la vengeance divine vient notifier aux deux coupables la terrible malédiction prononcée contre eux par le Tout-Puissant. Frémissants d'épouvante Adam et Eve cherchent en vain, par leurs ardentes supplications, à fléchir la colère du juge suprême. Mais voici la consolation et l'espérance : une voix céleste se fait entendre, c'est celle du Fils du Sauveur, qui annonce qu'au temps marqué, il descendra sur la terre pour y accomplir la Rédemption du genre humain. Cette divine promesse est exprimée dans un bel air récitatif dont l'accompagnement des harpes relève encore le caractère solennel. Telle est, après une première audition, l'analyse rapide et nécessairement incomplète de la remarquable partition de M. Théodore Dubois, qui, comme toutes les œuvres fortement pensées et soigneusement élaborées, se fera apprécier de plus en plus à mesure qu'on l'entendra. Le choix de la salle, dans laquelle a été exécuté le Paradis perdu, indique assez que son interprétation avait été confiée à M. Édouard Colonne et à l'excellente Association artistique dont il est le fondateur et président. Sous sa direction si intelligente et si ferme, l'orchestre et les chœurs ont marché avec leur précision et leur ensemble habituels ; les parties soli sont toutes parfaitement tenues ; qu'il s'appelle Satan ou Méphistophélès, le rôle du Démon revient de droit à M. Lauwers ; il l'a composé et détaillé avec le soin et le talent qui lui ont valu tant de succès dans la Damnation de Faust. Les deux belles voix de soprano et de ténor de Mlle Jenny Howe et de M. Furst sont très-bien placées dans les deux rôles d'Eve et d'Adam. Mlle Sarah Bonheur a bien dit les deux petits airs de l'Archange. Trois rôles relativement secondaires de démons étaient tenu par MM. Villaret fils, Labarre et Séguin, mention particulière à ce dernier dont la voix de baryton bien timbrée a en outre, par un cumul assez singulier, mis parfaitement en relief l'air-récitatif chanté dans la coulisse par le divin Sauveur.
Auguste Morel.
(1) Si l’Ève de J. Massenet, un Eden aussi, fut plus heureux aux Champs-Élysées, sous la direction de M. Charles Lamoureux, c'est que l'auteur s'était inspiré d'accents plus humains allant droit au cœur des assistants.
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Théodore DUBOIS
/Édouard BLAU
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publication date : 16/10/23