Théâtre national de l'Opéra-Comique. Carmen
THÉÂTRE NATIONAL DE L'OPÉRA-COMIQUE
Carmen, opéra comique en quatre actes, d'après la nouvelle de Prosper Mérimée, paroles de MM. Menry Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Georges Bizet. — 1re représentation le mercredi 3 mars.
En venant essayer leurs forces sur la scène de l’Opéra-Comique, MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, si choyés d’habitude par le public parisien, ont mis en pratique une fois de plus le procédé très connu de transporter au théâtre un type consacré par le succès dans une œuvre littéraire acceptée et non discutable. L’heureuse naturalisation musicale de Mignon était bien digne de faire rêver des auteurs dramatiques et lyriques. L’interprète remarquable dont le talent original avait si bien compris ce rôle était encore là, et à ce point de vue, le personnage caractéristique de Carmen, si bien décrit, si supérieurement étudié sur le vif par la plume nerveuse de Prosper Mérimée, devait attirer, captiver et séduire les inséparables Oreste et Pylade de la littérature théâtrale. Les voilà donc à l’œuvre, écrivant un long scénario en quatre actes sur la courte nouvelle de Carmen, tailladant et parfois ajoutant, extrayant et groupant les situations musicales qui abondent dans l’œuvre du poète-prosateur, et, il est juste de le reconnaître tout d’abord, déployant, dans ce travail si délicat, cette sûreté de touche qui a caractérisé jusqu’ici leur fructueuse et fertile association.
Il n’était pas sans danger cependant d’oser mettre à la scène, surtout à l’Opéra-Comique, une donnée aussi triste et un dénouement aussi tragique. Le personnage de l’héroïne, bénéficiant dans le roman des réticences de la narration, pouvait devenir odieux et inacceptable en revêtant le réalisme du théâtre. Une Carmen en chair et en os n’était plus la Carmen fantasque, mais encore poétique, de Prosper Mérimée. Cette Manon Lescaut de carrefour, n’ayant même pas comme palliatif le reflet de sentiment de son aînée, cette virago à la toilette sale et aux chants obscènes s’offrant au premier venu sans vergogne, était-elle bien admissible, parlant et gesticulant ? Le Des Grieux espagnol lui-même, voué d’avance au gibet, pouvait-il devenir intéressant ? Les chercheurs de nouveau en matière théâtrale pourront répondre oui. Par contre, les amateurs de la tradition douce et morale conserveront peut-être quelques doutes à cet égard. Nous ne prendrons pas parti dans cette question et laisserons le public juger en dernier ressort.
Ce qui reste indiscutable, c’est que MM. Meilhac et Halévy sont parvenus à extraire une pièce intéressante de la nouvelle simple et presque dénuée d’action écrite par Mérimée. Le drame, sans présenter de véritables péripéties, se développe naturellement entre les différents personnages et marche droit vers son terme fatal. Une seule figure épisodique a été ajoutée par eux pour les besoins de la scène, c’est celle d’une jeune fille remplissant un peu le rôle d’Alice dans Robert le diable, mais qui, moins heureuse que celle-ci, ne peut arracher le pauvre soldat à la destinée qui l’entraîne.
Raconterai-je la pièce ? En deux mots la voici :
Un jeune brigadier est chargé par son chef de conduire en prison une bohémienne qui a marqué une de ses compagnes d’un coup de couteau à la figure. Ensorcelé dès le premier regard, le malheureux la laisse s’évader. Dégradé, emprisonné pour cette faute, il devient son amant, et se fait contrebandier pour la suivre malgré ses trahisons persistantes. Mais bientôt la jalousie le mord au cœur. Il ne veut pas avoir donné sa vie et son honneur pour rien : en présence d’un dernier caprice, il met la belle en demeure de fuir avec lui, et, sur son refus, il la tue.
Quatre tableaux de couleur bien espagnole servent à développer ce drame : un carrefour de Séville avec un poste de soldats, dont la garde montante relève la garde descendante, ce qui prête à une jolie mise en scène ; une auberge de bas étage servant à tous les offices et abritant la contrebande de toute espèce, femmes et marchandises ; une gorge sauvage dans les montagnes, animée par la halte des bohémiens contrebandiers ; et enfin une place de Cordoue, avec une grande porte moresque donnant accès au cirque destiné aux courses de taureaux.
C’est sur cette place, où Carmen est venue pour achever la conquête d’un brillant toréador, que le meurtre final s’accomplit. Ici, les auteurs du livret ont sans doute cherché un effet d’opposition entre les chants de fête qu’on entend dans la coulisse et la lutte tragique qui se passe sous les yeux mêmes du spectateur ; mais combien j’aimais mieux, dans la nouvelle, la mort presque poétique de Carmen, jetant à la face de son meurtrier une bague qu’il avait donnée et que celui-ci, après l’avoir tuée, cherche pieusement dans les broussailles !
On comprend la variété que peuvent présenter ces quatre tableaux et les ressources qu’ils ont offertes au musicien chargé d’en écrire la partition. M. Georges Bizet, qui n’avait pas fait jouer depuis longtemps un ouvrage de cette importance, s’est véritablement montré à la hauteur de la tâche qui lui était confiée. Son œuvre est de celles qui marquent. Si la voie du jeune maître n’est pas encore bien tracée, si sa plume hésite à se fixer, soit sur les aspirations qui l’emportent vers de nouvelles tendances, soit au contraire vers le souvenir de ses premières et mélodieuses préférences, il est incontestable, dans l’un comme dans l’autre cas, qu’on a devant soi un musicien de la bonne roche, un harmoniste fin et ingénieux, un homme habile en l’art d’écrire et, ce qui est toujours intéressant à observer, un chercheur. Seulement, il résulte de ce combat précité que la partition de Carmen fait partie de ces œuvres difficiles à apprécier et à analyser. La première audition en est laborieuse, – et je ne l’ai entendue qu’une fois. On ne sait trop sur quel sol on marche. Est-ce du gazon ou de la glace ? Peut-on s’y étendre en écoutant de moelleuses mélodies, ou faut-il craindre d’y glisser en tressautant au contact de dissonances plus ou moins dures ? Dans ce pays de contrastes, toutes les pages ne sortent pas du même moule, à coup sûr, et telle mélodie presque banale coudoie des lambeaux de mélopée brumeuse. L’unité fait défaut, cela se comprend du reste. L’oreille, un peu déconcertée, trouve la phrase trop facile après s’être évertuée à saisir un tissu harmonique trop touffu. Les morceaux, par suite du même procédé, sont hachés et semblent parfois manquer de forme. Mais du milieu de cet ensemble où l’inspiration se fait souvent jour, ce qui émerge d’une façon tout à fait individuelle, c’est une habileté constante, c’est une manière fort ingénieuse de comprendre l’orchestre et les voix, c’est, en un mot, la présence perpétuelle de cette qualité que les peintres appellent si ingénieusement : avoir de la main.
On me permettra donc, après ces réflexions préliminaires, de faire une analyse succincte de la partition de Carmen. Elle mériterait mieux, je le confesse, mais il faudrait l’avoir sous les yeux et la feuilleter consciencieusement pour en extraire tous les jolis détails qui s’y rencontrent, détails qui, malheureusement, sont noyés dans un flot de morceaux qui m’ont semblé être au nombre de vingt – quatre et dont la coupe n’est pas toujours des plus claires.
La partie symphonique, que M. Bizet traite cependant en maître, n’est pas très développée dans sa nouvelle partition. Une petite introduction et trois entr’actes assez courts forment son bilan. Dans l’introduction, fort jolie du reste, on peut déjà constater cette diversité de facture que j’ai notée plus haut : la marche des picadors qui la commence, franche et pleine de crânerie, est immédiatement suivie d’une page nuageuse et tourmentée.
Les trois entr’actes sont charmants : le premier, espèce de retraite, m’a paru excessivement fin ; le second, de couleur pastorale, produit une heureuse diversion ; le troisième sert de prélude à la fête des courses de taureaux et ramène les rythmes espagnols, dont, en raison du sujet de la pièce, il y a peut – être abus. C’est le règne absolu des castagnettes et du tambour de basque, mais pouvait-il en être autrement ?
Les chœurs sont en général tourmentés et ambitieux. Par ce seul fait, ils n’arrivent guère au but, et, sauf de petites phrases courtes, notamment dans le chœur des soldats au premier acte, ils n’ont pas été bien compris. Il y en a cependant un qui par sa couleur tranchée et originale mérite d’être cité : c’est celui des ouvrières fumant la cigarette et faisant l’éloge de la fumée ; cette mélodie sent le tabac d’Orient, elle est distinguée et très neuve d’effet.
Le premier acte renferme une chanson sur le rythme havanais qui a été fort appréciée et que Mme Galli-Marié dit à ravir :
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi.
Un duo entre Lhérie et Mlle Chapuy présente de jolies phrases. Il pèche par un peu de monotonie ; je le préfère cependant à celui qui suit entre Lhérie et Mme Galli-Marié.
Le second acte, ravissant de mise en scène, ne quitte guère le style espagnol. C’est d’abord une séguedille chantée par Carmen (Mme Galli-Marié), puis les couplets développés du toréador Escamillo, dits en parfait chanteur par M. Bouhy et bissés par acclamation. Je ne les goûte pas beaucoup pour ma part ; la phrase et le tour m’en ont paru vulgaires, mais ils sont relevés par une coda avec ensemble qui ne manque pas d’originalité et qui fait passer le reste. Il faut citer aussi un grand duo entre Carmen et José (Lhérie), avec scène dansée par Mme Galli-Marié, qui s’en tire, ma foi, fort gracieusement, duo dans lequel j’ai remarqué une phrase bien venue : Là-bas, là-bas, dans la montagne. Dans ce second acte se trouve encore un quintette bouffe assez bien venu.
Le troisième nous offrira une marche de nuit des contrebandiers d’une excellente coupe et d’une jolie couleur, un air chanté par Mlle Chapuy dit par elle dans le meilleur style et avec lequel cette charmante et intelligente artiste s’est fait chaleureusement applaudir ; enfin le duo du duel assez capricieux et peu clair, entre José et Escamillo.
Le quatrième acte qui, entre parenthèses, s’est joué après minuit, est vraiment très coloré au double point de vue de la mise en scène et de la musique. La marche des picadors, déjà entendue dans l’ouverture, y sert de cadre à un cortège fort brillant. Puis vient une ariette : Si tu m’aimes, adorablement soupirée par Bouhy, et enfin la grande scène capitale de la mort de Carmen. Les auteurs sont arrivés ici à un effet vraiment scénique et saisissant. La course a lieu derrière un rideau qui masque le cirque ; les chants de victoire éclatent de toutes parts, et pendant ce temps, la scène de jalousie et de meurtre s’accomplit, coupée par les fanfares éclatantes et les cris de joie du triomphe. Cette page, parfaitement comprise par le musicien, termine grandement cette longue et peut-être un peu diffuse partition.
L’interprétation mérite beaucoup d’éloges et l’on doit dire que Mme Galli-Marié en est la pierre de touche. Qui donc autre qu’elle eût pu remplir le rôle énorme de Carmen ? La responsabilité de faire admettre ce caractère si risqué était lourde à porter. Elle s’en est tirée en comédienne, et, à cela près que j’eusse aimé la voir plus sobre de mouvements, surtout des épaules, et plus finement coquette, je reconnais que cette création lui fait grand honneur. Le rôle est parfaitement écrit pour sa voix : aussi a-t-elle chanté comme dans ses meilleurs jours.
Lhérie joue de son mieux le personnage difficile de José ; il déploie beaucoup de chaleur, quelquefois trop, ce qui l’entraîne à crier de temps à autre. Bouhy est vraiment parfait ; il joue et chante aussi bien que possible le joli rôle du toréador. Son succès a été très marqué. Mlle Chapuy s’est montrée comme toujours chanteuse et comédienne consommée ; le public la prend tous les jours en plus haute estime et le public ne se trompe pas quand il fait lui – même les réputations. Mlles Ducasse et Chevalier, MM. Nathan, Potel, Barnolt et Duvernoy complètent un ensemble des plus soignés.
Les costumes sont fort riches, les décors très jolis ; la mise en scène, plus étudiée que d’habitude, mérite qu’on en fasse une mention toute spéciale ; l’orchestre s’est distingué. Mais la décoration que préfère certainement M. Bizet est celle qu’il porte maintenant à sa boutonnière. Sa nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur lui est parvenue le matin même de la première représentation de Carmen. Avouez qu’il est des jours privilégiés dans la vie.
Paul Bernard
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data di pubblicazione : 02/11/23