Opéra-Comique. Première représentation de Jean de Nivelle
OPÉRA-COMIQUE
Première représentation de Jean de Nivelle, pièce en trois actes, de MM. Edmond Gondinet et Philippe Gille, partition de M. Léo Delibes.
Les auteurs de l’opéra nouveau – comme c’était assurément leur droit – ont usé de la permission de modifier à leur profit la physionomie d’un personnage historique, et de disposer le cadre de leur fiction sur les marges des Mémoires de Commines. Poétisant la trahison de Jean de Montmorency, ils ont fait du sire de Nivelle, tout à la fois rebelle à son père, à son roi à sa patrie, un rêveur mystérieux, épris de la solitude, à la condition, bien entendu, d’y rencontrer- le tête-à-tête de l’amour. Ces sortes de réhabilitations posthumes et inattendues sont dans les mœurs du théâtre c’est ce que les romanciers et les poëtes dramatiques appellent « faire un enfant à l’histoire. »
Donc, Jean de Nivelle, tournant le dos à la France royale, et traînant après soi la malédiction de sa race et l’épithète de chien lancée derrière ses talons par son noble père, erre dans les forêts de la Bourgogne ducale. Il n’est pas très certain pour moi qu’il y garde des troupeaux ; mais qu’il vous suffise de savoir qu’on l’appelle Jean, le « beau berger », et qu’il a pris le bon côté de cette existence farouche d’un autre Timon, puisque, haïssant les hommes, il est en revanche fort aimé des femmes. Au fond du site agreste et sauvage, où il n’est pas impossible qu’il loge sur une branche d’arbre comme, aux temps fabuleux, faisaient les Sylvains, le berger Jean attire et retient deux cœurs sur ses pas : le cœur d’une simple bergère, la jolie Arlette, et celui d’une belle damoiselle de la cour de Bourgogne, Diane de Beautreillis.
Le secret est bien gardé par les deux rivales, ce qui leur permet, venant à se rencontrer sur la lisière d’une forêt, de devenir sur-le-champ deux amies inséparables. La connaissance s’est faite avec un peu de précipitation sans doute ; mais les auteurs n’avaient pas apparemment le choix des moyens pour conduire Ariette à la Cour du vieux duc Philippe et lui faire faire une fortune de favorite qui tient du prodige.
Et, en effet, après avoir suivi à Dijon sa bonne amie Diane, uniquement afin de se soustraire aux mauvais traitements de sa tante, la sorcière Simone, Ariette est à la Cour la dispensatrice des grâces et même l’arbitre de la politique. Pour réconcilier le duc de Charolais avec Philippe-le-Bon, son père, il lui a suffi de chanter – à la vérité, comme chante Mlle Vauchelet – un fabliau allégorique : Dans le moulin du grand meunier.
Cette réconciliation, qui fait de la bergère une sorte d’Égérie également en crédit auprès du père et du fils, n’a pas manqué de la brouiller avec les courtisans dont elle obscurcit la faveur ou entrave les projets d’ambition, notamment avec le ridicule baron de Beautreillis, lequel a nourri la vanité de marier sa fille Diane au duc da Charolais. Un autre courtisan, ami du baron, un certain Saladin d’Anglure, imagine, pour perdre Arlette, l’infamie déjouer le rôle, assez invraisemblable du reste, d’amant favorisé par elle. Cela lui réussit un peu plus qu’il ne l’eût voulu sans doute, car, ce mensonge à peine sur la langue, il est provoqué et tué en duel par le jaloux Jean de Nivelle. Le duc de Charolais, après avoir mis à prix la tête du meurtrier, quel qu’il puisse être, apprenant de la bouche de l’adversaire de Saladin qu’il est Jean duc de Montmorency, s’empresse d’enrôler un transfuge de ce nom dans la « ligue du bien public » contre Louis XI. Jean, qui n’a pas été désabusé sur le mensonge de l’infidélité d’Ariette, réclame le commandement d’une compagnie à la tète de laquelle il veut se faire tuer.
Le troisième acte participe, et à dessein, de la confusion occasionnée par les résultats incertains de la bataille de Montlhéry, victoire dont les Français et les Bourguignons eurent les mêmes droits à se disputer la gloire stérile. Ce pêle-mêle qui suivit la bataille, et dont le cadre mouvementé existe dans Commines, offrait au coloris musical un tableau des plus pittoresques les auteurs s’en sont servis avec habileté pour figurer une sorte de course au clocher entre tous les personnages de la pièce. L’entrée des uns, la sortie des autres ; la partie de barres jouée par les deux compères du comique de la pièce, le sire de Malicorne et le baron. Ariette redevenue bergère, Diane transformée et cuirassée en amazone, tout cela trouve sa justification dans ce fait seul de la déroute de deux armées à l’issue de l’affaire de Montlhéry.
C’est d’ailleurs une scène d’un beau pathétique dramatique et musical que celle qui, plaçant sous les yeux de Jean de Nivelle la bannière de France, le met en face de son remords. Louis XI lui a pardonné ; il serait donc perdu, si la voix d’Ariette ne le retenait et ne l’enchaînait au moment où il va donner dans le piège que lui a tendu le terrible Sire. Il finira comme il a commencé, en berger, et il épousera sa bergère.
L’Opéra-Comique ainsi que je me suis empressé de le constater dans une note rapide à l’issue de la première soirée, vient de remporter avec Jean de Nivelle, un beau et légitime succès. Ce succès, j’ose en répondre, sera plus décisif encore aux représentations suivantes. Il m’a semblé, par exemple, que les deux grandes pages du troisième acte les Stances de la bannière et le pathétique duo d’amour chanté par Talazac et mademoiselle Vauchelet s’étaient heurtés, à cette heure matinale, à l’involontaire fatigue d’un auditoire surchargé de richesses musicales. L’équilibre de l’enthousiasme ne manquera pas de se rétablir, si le théâtre prend son parti d’avancer d’une heure l’exécution de ces deux scènes capitales.
M. Léo Delibes me cause un embarras – rare assurément dans ce métier d’échenilleur, qui est le lot de la critique – celui de signaler dans les vingt-deux morceaux de sa partition, les parties parasites ou écrites à coups d’improvisation. Le remplissage est le ver rongeur d’un opéra, et plus d’un chef-d’œuvre a senti la morsure de ce phylloxéra musical.
En écoutant Jean de Nivelle, on s’aperçoit bien vite que le musicien a traité, avec la même recherche consciencieuse, les pages grandes, moyennes ou petites d’un travail qui doit marier l’inspiration au savoir ; et quand l’effet cherché ne répond pas à l’intention, la main à la pensée (et quel artiste peut se flatter à cet égard d’atteindre à l’idéal entrevu ou seulement rêvé ?), il n’y a jamais de la faute ou de la négligence du compositeur Quand, chez M. Léo Delibes, l’idée musicale parait manquer d’ampleur sur la scène, cela ne veut point dire qu’elle soit absente ; cela veut dire qu’elle se fragmente et, brisant l’unité, qu’elle se réfugie en partie dans l’orchestre et s’y éparpille en notes étincelantes. On sait quel rôle important l’école moderne, à laquelle le jeune maître appartient, donna à l’orchestre. Celui du compositeur de Jean de Nivelle est traité avec une variété, une légèreté de ton et de couleur, qui en fait la broderie étincelante de l’habit de l’opéra. Que le mot vous paraisse ou non un peu fort, c’est tout un poëme instrumental dans lequel dialoguent l’esprit, la verve et la gaieté, que le caquetage d’orchestre placé par le musicien sous les apartés ou l’ensemble des voix dans le trio bouffe du second acte : Ah ! mon ami, mon cher ami, cher Saladin.
L’un des morceaux acceptés sur-le-champ par le public avec une vivacité toute française, ç’a été la pittoresque introduction du premier acte, qui se compose de deux morceaux écrits avec toute la franchise d’une heureuse et chaude inspiration : le chœur des vendangeuses, La plaine est tout ensoleillée, et la ballade de la mandragore Tant que le jour dure encore. Jamais note d’opéra ne fut plus vivement attaquée, et quand l’impression en ce sens est une fois produite, il n’est pas rare de voir le reste de l’ouvrage en bénéficier. C’est le choc électrique prolongeant, du parterre au faîte d’une salle, ses vibrations sympathiques.
La songerie amoureuse d’Ariette On croit à tout lorsque l’on aime, est une délicieuse mélodie en si bémol. La voix dialogue seule d’abord avec la flûte, timidement, comme si elles craignaient de laisser surprendre leur mutuelle confidence. La voix de Mlle Vauchelet, pure et charmante, y caresse, dans la suavité de la demi-teinte, l’accent chaste et sincère de la passion. Le morceau a été applaudi, mais je crains qu’on n’en ait point senti, à une première audition, l’exquise délicatesse. J’ai besoin d’entendre de nouveau le trio Je ne veux pas qu’on touche à cet enfant, chanté par Jean, Ariette et Simone. Un des grands succès de ce premier acte, a été pour les jolis couplets de Talazac, avec son refrain Jean de Nivelle s’en va quand on l’appelle, préparé par un appel du cor dans l’orchestre. Le si bémol du chanteur a mis la salle en combustion.
La page rêveuse et délicieusement passionnée de cette première partie de l’œuvre, c’est le duo des aveux chanté par Talazac et Mademoiselle Vaucholet, Eh bien ! douce Ariette, ma belle ? Appelez ce murmure de deux cœurs fondus dans une seule extase, du nom qui vous plaira, une églogue, une bergerie musicale, peu importe ! le musicien, sans appuyer, a rencontré la note juste et attendrie, et cela suffit à l’émotion. Cette fin d’acte est on ne peut plus heureusement égayée et animée par les couplets spirituels et fins du « Joli berger » et le chœur des jeunes filles très piquant de mélodie et d’harmonie Nous sommes les reines du jour !
Le deuxième acte a été accueilli, à partir de l’entr’acte jusqu’au finale, avec une chaleureuse et croissante sympathie. On a fait bisser ce joli badinage orchestral de la marche entr'acte, et l’on a redemandé à grands cris le chant de guerre du finale. J’ai cité déjà le trio bouffe enchâssé dans la monture de perles fines de l’orchestre. Vient ensuite la farouche malédiction de Simone Se consoler, se consoler, qui emprunte son vigoureux accent à la belle et âpre voix de l’Engally. Le morceau ensoleillé de ce 2e acte pour parler comme les vendangeuses de MM. Gondinet et Gille c’a été le fabliau chanté par Mademoiselle Vauchelet avec le charme, la pureté, et l’exécution prestigieuse d’une grande virtuose. On se demandait si Ariette, au moment de faire étinceler toutes les pierreries de ses vocalises, n’avait pas trouvé, avec le plus heureux à propos, la clef de l’écrin de Mme Carvalho. Mais non, la jeune cantatrice avait mis à son chant des diamants qui sont bien à elle !
Je serais fort tenté de croire que le duo, terminé en trio, de l’enchantement amoureux par la Mandragore, est le morceau capital de ce très remarquable second acte. Le public sera de cet avis plus tard. Je puis être immodeste et je le suis sans le moindre scrupule pour rendre au musicien la justice qui lui est marchandée.
Le troisième acte s’ouvre par un beau chœur en situation Qui l’emporte, Bourgogne, ou le Roi notre maître ? ce cadre choral est traversé par les strophes de Simone Que me font leurs chants ? Que me font leurs pleurs ? Le ferme et rude contralto de l’Engally se fond en notes charmantes sur ce passage : Pour que tout s’efface, il suffit d’un printemps ! Il faut citer les jolis couplets : Il est jeune, il est amoureux ! M. Taskin les dit avec un bon style de chant et même avec grâce ; il y a rencontré son succès de la soirée. Le public les lui a redemandés. L’air de Mlle Vauchelet Ah ! malgré les douleurs d’une cruelle offense, m’a semblé un peu écarté dans ses deux mouvements. C’est un tout petit morceau que la « marche française, » mais plein de couleur. Au point culminant du 3e acte, il faut placer, ainsi que je l’ai dit plus haut, la scène si émouvante de la bannière et le grand duo de passion et de réconciliation entre la bergère Ariette et le duc de Montmorency, redevenu Jean comme devant.
En étudiant la partition avec la scrupuleuse intention de m’arrêter sur les grandes pages sans oublier celles de moindre importance, j’ai dit, en suivant ce travail d’analyse, la part qui appartenait en toute justice aux interprètes placés sur le premier plan dans le succès du compositeur je crois la leur avoir faite aussi complète, aussi méritée que possible. Je ne veux point oublier l’orchestre de ce théâtre, qui est assurément le mieux discipliné qui soit à Paris. Mais de l’opéra passons à la comédie, et disons quelques mots des rôles échelonnés sur la seconde ligne.
Mlle Mirane, qui tient dans la pièce l’emploi dit des Dugazons, a, quoique débutante, de l’aisance et du naturel. De sa voix et de son chant, je n’ai jusqu’ici rien à dire, ni à médire. Nous connaissions Grivot, qui a joué sur une autre scène, et non sans un agréable succès, les rôles de ce pauvre et regretté Sainte-Foy. Grivot était déjà chez lui en débutant à l’Opéra-Comique, on a donc bien fait de lui donner un passe-partout de la maison. Par cette porte entrebâillée pour un autre, Gourdon a passé on lui a essayé les habits du vieux Ricquier, lequel avait de l’esprit, du naturel, de la finesse, qualités rares et précieuses que le vestiaire ne pouvait fournir au débutant. Gourdon n’est pas absolument dépourvu d’un certain entrain folâtre qui amusait sur de petites scènes. Mais il faut savoir changer de talent en changeant de genre ; souhaitons cette métamorphose au baron de Beautreillis.
Bénédict
Persone correlate
Opere correlate
Jean de Nivelle
Léo DELIBES
/Edmond GONDINET Philippe GILLE
Permalink
data di pubblicazione : 23/06/24