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Les Théâtres / La Soirée. Frédégonde

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LES THÉÂTRES
Opéra : Frédégonde, drame lyrique en cinq actes, poème de M. Louis Gallet, musique d’Ernest Guiraud et de M. Camille Saint-Saëns.

Pas plus par tempérament que par caractère, le bon et doux Guiraud n’était apte à noter les sauvages et barbares et terribles musiques qui chantent — qui hurlent, devrais-je dire — dans les récits de Grégoire de Tours. Harmoniste subtil, fin ciseleur instrumental, probe ouvrier des sons, Guiraud avait le sens du soigné, du délicat, du joli, mais, modeste et indolent comme pas un, il obéissait à l’esprit le plus irrésolu, le plus craintif, le plus fâcheux, en somme, qui pût échoir à un artiste. Son talent, tout de grâce, de charme et de discrétion, si à l’aise dans les pimpantes danses de Gretna-Green ; dans les pittoresques mélodies de Piccolino, s’émoussa aux formidables horreurs de l’effrayante tragédie mérovingienne, et ce très digne, très aimé compositeur mourut avant d’avoir fini l’ouvrage dont M. Louis Gallet, avec beaucoup d’habileté cependant, adapta le poème aux goûts et aux moyens de celui qui, étant un de ses plus vieux, de ses plus chers camarades, avait dû longuement s’ouvrir à lui. 

On sait que Guiraud, serviable jusqu’à la faiblesse, passa le meilleur de sa vie à terminer ou à retoucher les œuvres de ses confrères. Il était donc juste qu’un maître s’offrit à faire une fois pour lui ce qu’il fit tant de fois pour les autres, et on ne peut que féliciter M. Saint-Saëns de son dévouement à entreprendre cette ingrate besogne d’abnégation, de sacrifice de soi-même et le complimenter de l’adresse avec laquelle il s’effaça, tâchant ainsi de mettre une certaine unité de style dans la partition que les directeurs de notre première scène lyrique, par égard pour la mémoire de Guiraud, avaient retenue. 

En écrivant sa pièce, M. Gallet — je l’ai déjà dit — a moins manifesté le souci de nous offrir un gigantesque et fidèle tableau des abominables mœurs du temps qu’il n’a affirmé une constante et affectueuse préoccupation de mettre cette pièce au niveau des tendances esthétiques et des facultés, créatrices de son premier collaborateur. Il a donc atténué tant qu’il a pu la terrifiante barbarie du sujet — barbarie grandiose cependant qui, montrée avec beaucoup d’audace et de crânerie, eût sans doute atteint à une sorte de splendeur cruelle dont l’opéra historique ne nous donna que peu d’exemples — et il a développé surtout « l’intrigue amoureuse ». Le féroce génie de Frédégonde ne se devine qu’au quatrième acte, alors que jusque-là nous avons à peine vu celle qui donne son nom à l’œuvre. Quelle curieuse et étrange et émouvante figure pourtant — musicale aussi, n’en doutez pas — que celle de cette reine, fille de bas paysans, espèce de sorcière malfaisante, distributrice de philtres mortels et de breuvages voluptueux qui, dans des flots de sang, culbute la Gaule, se prostitue sans cesse, enfante et, bonne mère, superbe bête sauvage, tue, empoisonne, extermine pour le bien de ses petits ! Et quelle âme extraordinaire fut celle d’Hilpérik, prodigieux débauché, goinfre stupéfiant qui n’aima jamais personne et que personne n’aima jamais, le Néron, l’Hérode du siècle, comme l’appelle Grégoire de Tours ! Quelle éloquente et nette évocation d’une époque on trouve en ce seul couple terrible !

Mais le charme un peu civilisé de Brunehilde, charme tout relatif du reste, la grâce passionnelle du jeune prince Mérowig ont particulièrement séduit les auteurs de Frédégonde. Librettiste et musiciens n’insistèrent pas sur l’implacable haine des deux femmes ni sur les causes psychologiques de cette haine et ils mirent en pleine lumière l’aventure romanesque qui s’offrait à eux, laissant dans l’ombre — volontairement, je le répète — l’excessive barbarie du sujet. Et même, pitoyables envers les autres acteurs de la pièce, ils ont voulu qu’à une fin d’acte Hilpérik, en dépit de légendes qu’ils jugèrent sans doute calomnieuses, s’humanisât au point de chanter avec Frédégonde un cordial duo. Leurs personnages, franchement campés dans le sens que j’indique, sont donc moins les êtres nets, robustes et vivants du Drame que les héros ordinaires de l’Opéra, ici héros d’inconsistance préméditée. 

C’est Brunehilde qui, au lever du rideau, dans le palais des Thermes de Paris, apparaît d’abord en la calme gloire de sa beauté et de sa puissance. À ce propos, est-il bien utile de dire que la Brunehilde punie par Wotan, jeune vierge de frémissante humanité dont l’apothéose de flammes nous éblouissait hier encore, est tout à fait étrangère à la Brunehilde ou Brunhilda, plus communément appelée Brunehaut, qui, convaincue d’avoir tué dix rois, hideuse vieille décrépite, fut attachée à la queue d’un cheval et sema ses pauvres membres aux ronces des ravines ? — À cette dernière, jeune reine heureuse que l’on feint encore d’adorer, Vénantius Fortunatus, poète italien, futur, évêque de Poitiers, rend hommage en des louanges restées célèbres. Brunehilde triomphe. On va lui livrer Hilpérik et Frédégonde, les assassins de sa sœur, et, impitoyable, d’accord avec les nobles qui chantent, qui boivent et se réjouissent, elle les frappera. Aussitôt, dans un grand tumulte, entrent Hilpérik et Frédégonde, triomphants comme l’était Brunehilde tout à l’heure. Celle-ci, humiliée, détrônée, devra être conduite dans un couvent par le prince Mérowig, dont elle devient la prisonnière. 

Sa mélancolie a touché le fils du roi, qui l’aime à présent et qui en est aimé. Au lieu d’obéir aux ordres de son père, Mérowig fuit avec Brunehilde et soulève contre Hilpérik les leudes austrasiens et neustriens unis pour la révolte. Au milieu de la fête guerrière et des danses champêtres, l’évêque Pretextatus marie les deux rebelles.

Mais, à Paris, on acclamera bientôt Hilpérik, vainqueur de Mérowig. Ce dernier, après sa défaite, a trouvé refuge en l’église Saint-Martin de Rouen, lieu d’asile sacré. Dans une longue scène d’amour, Frédégonde persuade au roi d’en arracher le prince par ruse et de le déclarer déchu des droits au trône. Ainsi, ses enfants régneraient. Et le plan réussit. Le père promet le pardon au fils, mais quand celui-ci sortant des limites de l’asile, vient se jeter aux pieds d’Hilpérik, il se voit condamné à la prison perpétuelle du cloître et, de désespoir, se poignarde.

La musique des trois premiers actes, à l’exception de celle du ballet, est de Guiraud. On en doit l’instrumentation un jeune compositeur de talent et de savoir, M. Dukas, dont le zèle est ici des plus louables. M. Saint-Saëns, de son côté, a écrit le ballet et les deux derniers actes. Sans être parfaite car certains passages trahissent une main particulièrement ferme et volontaire, l’unité du style, toute relative qu’elle soit, surprendra ceux qui connaissent les tempéraments si dissemblables des auteurs. Pour parler avec franchise, la partition de Frédégonde, en son ensemble, nous paraît surtout manquer d’éclat et de mouvement. De grands tutti, d’effet brusque et intense, remplissant la salle, après de longs vides mélodiques, ne suffisent pas à donner la vie à une œuvre. Qu’importe la chaleur d’un duo d’amour si le caractère des personnages n’a pas été établi de façon assez frappante pour nous intéresser aux conflits d’âmes qui forment la véritable « action » d’une pièce de théâtre ? Il fallait à un tel tableau des couleurs aveuglantes, une brutale exubérance de dessin dont Guiraud ne possédait pas le secret et que M. Saint-Saëns, en somme, a bien fait de réserver pour un autre ouvrage, plutôt, que d’apporter à celui-ci des éléments disparates qui l’eussent encore amoindri. 

Malgré tout, il y a dans la partition de Frédégonde des morceaux que l’on aurait grand tort de dédaigner. Au premier acte, les stances de Fortunatus, en leur parfum antique, sont jolies et la petite pantomime qui précède l’entrée des envahisseurs est plaisamment orchestrée. Le second acte, dont je n’aime guère le duo à la strette si italienne, est le plus gris des cinq, mais au troisième, la fantaisie instrumentale, l’ingéniosité harmonique de l’auteur du ballet d’Henry VIII se manifestent dans des danses très courtes et très charmantes qui rappellent précisément ce ballet. Là, goûtez, je vous prie, l’archaïsme des mélodies, la délicatesse des trilles courant des flûtes aux hautbois et clarinettes gagnant les violons en spirituels jeux de timbres ; la diversité amusante des rythmes et des mesures, et admirez en même temps la grâce de Mlles Sandrini et Hirsch. Pittoresque aussi est la sonnerie des cloches claires sur le chant du Pange lingua psalmodié par les enfants, tandis que l’évêque bénit les mariés. Le quatrième acte, de superbe tenue musicale, ne se compose que d’une scène entre Hilpérik et Frédégonde, sobrement et vigoureusement tracée à l’aide de thèmes, les uns sinistres, les autres tendres, qui se développent et se transforment de la meilleure manière ; la conclusion en a paru un peu banale. Enfin, le dénouement motive un long ensemble très à effet et qui a été très applaudi. 

La belle et généreuse voix, l’instinct dramatique de M. Alvarez tirent de l’ombre le rôle du prince et le mettent au premier plan. Celui du Roi est tenu avec une grande autorité, une grande maîtrise par M. Renaud, toujours, remarquable chanteur. En Frédégonde, Mlle Héglon, dont les progrès sont sensibles, prouve son adresse, son intelligence, son sens du théâtre, tandis qu’en Brunehilde, Mlle Lafargue, interprète improvisée, montre un sang-froid, une vaillance, un savoir musical qui la placent en haut rang. M. Vaguet dessine avec beaucoup de légèreté la silhouette du poète Fortunatus et M. Fournet est un évêque très débonnaire. 

L’orchestre de M. Taffanel, les chœurs de M. Delahaye manœuvrent heureusement. Les décors et les costumes de MM. Chaperon, Carpezat, Jambon, Bailly, Amable et Bianchini sont dignes de l’Opéra.

Alfred Bruneau.

LA SOIRÉE

Celle de la répétition générale avait été morose, glaciale même : les musiciens adverses en voulaient à l’œuvre elle-même, au livret autant qu’à la partition : des artistes amis en accusaient la présence du Président de la République, qui gourmait l’enthousiasme ; d’autres enfin en renvoyaient la responsabilité à Mlle Bréval. 

— Ce n’est pas tout cela ! Les salles de répétitions générales sont toutes pareilles. Plus de répétitions générales ! vociférait un de nos aimables confrères qui va être prochainement jeté aux bêtes, dans ce même cirque. 

– Essayez, lui répondait M. Gailhard de sa voix grasse, essayez, si vous en avez le pouvoir, vous qui en êtes, de la presse ! 

— Vingt personnes, trente au plus, vous verrez, affirmait le hardi ballettiste. 

De fait, la salle fut plus chaude, hier, et, à certains moments, le succès fut grand. Pourtant le livret n’a pas changé depuis samedi, il est toujours de M. Gallet, comme tous les livrets possibles, et la musique est restée de Guiraud, Saint-Saëns et Dukas. Le Président n’y était pas, il est vrai, pour « gourmer l’enthousiasme », et Mlle Lafargue remplaçait Mlle Bréval. En cherchant bien, peut-être trouverait-on dans le coup d’audace tenté bravement par Mlle Lafargue la source de ce courant sympathique qui circulait hier dans la salle de l’Opéra. On se racontait qu’elle est coutumière de ces intrépides corps à corps avec l’imprévu : c’est ainsi qu’elle joua Aïda du jour au lendemain, et le Tannhäuser sans presque de répétitions. Et lorsqu’on sut qu’elle avait eu tout juste le temps de répéter Frédégonde une petite fois à l’orchestre lundi soir, toute la salle, quand elle parut, la vit aussitôt plus grande des vingt centimètres qui lui manquent — lui manquent-ils vraiment d’ailleurs ?

Elle est jolie, de plus, et sympathique, la Brunhilda improvisée, avec ses grands yeux noirs et sa peau blanche ambitieuse, avec cela, folle de son art, elle piaffe d’allégresse après le danger, comme un pur-sang. 

— Faites-lui chanter quelquefois la Valkyrie, disait derrière moi un ami de Mlle Bréval, et vous verrez tout cela éclater comme verre ! 

Oh ! le fâcheux !

En attendant, la coulisse était ravie de l’événement. On se pressait pour féliciter la jeune artiste, les directeurs et les auteurs. L’auteur, plutôt, car M. Gallet seul était visible.

Où est Saint-Saëns ? 

— En Égypte, parbleu ! 

Non, Saint-Saëns était simplement caché au fond d’une loge obscure. Par des chemins détournés, connus de lui seul, il se montrait de temps en temps à ceux qu’il voulait voir. Quelques-uns de ses mots — sont-ils bien de lui ? — arrivèrent à des oreilles fraternelles qui les recueillirent pour moi :

— « J’espère que vous êtes contente, hein ? » avait-il dit à sa terrible Frédégonde. « J’ai écrit cela pour vous… il n’y a pas une note qui vous gène… »

— La fin du monde arrivera, les chœurs de l’Opéra chanteront juste avant que nous voyions sourire Mlle Sandrini. 

— C’est mon genre, je trouve cela plus noble, aurait répondu la jolie ballerine à qui on répétait ce propos, la jolie ballerine grâce à qui Mlle Hirsch verse tant de larmes ! 

Il y a toujours des injustices dans la danse ! Il y a tant de rivalités, en effet, dans une immense maison comme l’Opéra ! Aussi les initiés souriaient en dedans samedi quand, à la fin du dernier acte, Brunhilda disait à Frédégonde, les yeux brillants de colère et d’indignation :

Femme, oses-tu parler quand je suis devant toi ! 

à quoi Frédégonde ripostait, la bouche contractée, les regards farouches, ses jolies narines palpitantes 

Misérable ! 

Pauvre jolie Mlle Héglon ! qui joue si au naturel cette scène de séduction. « Monstre au visage humain ! » S’il est permis !... 

Je m’aperçois que je ne vous ai parlé ni des décors, ni des costumes. Les décors sont de Paris — avant la spéculation des terrains — et de Rouen du temps des abbayes ; les costumes sont mérovingiens, comme il convient : casques, têtes de bêtes, cuirasses et boucliers, longues chevelures, moustaches incultes. Mérowig vient avec son sceptre, retour d’un siège ; Frédégonde, habillée de soie, couronne en tête, souliers de satin. Vous me direz que M. Gallet n’est pas Augustin Thierry, et que M. Gailhard n’est pas Racinet.

M. Paul Dupont, l’éditeur, lui, est tout à fait royal : il a acheté la partition de Frédégonde 100 000 francs aux auteurs, dont 25 000 sont payés à l’heure où vous lisez ces lignes — ou peu s’en faut. Le reste leur sera payé en fractions de cinq cents francs par représentations jusqu’à la fin.

Cela nous mènera loin. 

Un Monsieur de l’Orchestre

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(1857 - 1934)

Compositeur

Ernest GUIRAUD

(1837 - 1892)

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date de publication : 24/09/23