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Chronique musicale. Frédégonde

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CHRONIQUE MUSICALE
Académie nationale de musique. – Première représentation de Frédégonde, drame lyrique en cinq actes, poème de Louis Gallet, musique de E. Guiraud et C. Saint-Saëns.

À défaut d'une impression d’art très élevé, le sujet de l'œuvre nouvelle de M. Louis Gallet nous aura tout au moins fourni l'occasion de relire les Récits mérovingiens d'Augustin Thierry. C'est là un livre qu'on devrait bien tirer de sa bibliothèque une fois par an. Et ils ne sont pas nombreux, les ouvrages dignes d'une telle attention. Voyez vous-même combien la liste que vous en pourriez dresser, au choix de votre goût, serait restreinte. Il semble que ce soit un paradoxe que celui qui consiste à soutenir qu'une bibliothèque pourrait ne se composer que de vingt volumes, et cependant, sinon en vingt volumes, du moins en cent, on posséderait certainement la substance de l'esprit humain. Croyez aussi qu'une centaine de partitions, bien choisies, suffiraient à vous en faire oublier beaucoup d'autres d'une existence aussi éphémère qu'inutile.

En toute sincérité, si vous vous livriez à une pareille sélection, Frédégonde ne s'imposerait pas. Et cependant elle porte en exergue, comme une belle promesse de victoire, le nom d'un de nos compositeurs les plus importants, de celui qui dans la musique symphonique a écrit les œuvres de ce temps les plus accomplies et les plus définitives : M. Camille Saint-Saëns. Il est vrai qu'il n'est là que par un sentiment très louable et qui, une fois de plus, doit lui gagner toutes les sympathies. 

Je ne connais pas, en effet, de tâche plus ingrate que de terminer l'œuvre d'un autre. Il y faut beaucoup de désintéressement. Songez qu'il ne s'agit rien moins que de donner un peu de son propre patrimoine intellectuel. Et cela, le plus souvent, sans aucun profit de gloire. Car nous savons que les œuvres de l'esprit — je parle de celles vraiment dignes de ce nom — et plus particulièrement les œuvres musicales, s'accommodent mal de la collaboration. C'est à peine si l'union du librettiste et du musicien est chose possible. Comment donc la collaboration musicale pourrait-elle être acceptée? La plupart du temps ce n'est donc que par un pieux hommage-rendu à la mémoire de celui qui n'est plus, qu'un compositeur accepte pareille mission. M. Paul Vidal en fit ainsi pour la Vivandière de Benjamin Godard; mais dans cette circonstance, l'œuvre entière était achevée, il ne restait plus qu'à l'orchestrer.

Avec Frédégonde, la part de travail de M. Saint-Saëns a été plus considérable. Sur les cinq actes qui composent l'ouvrage, trois seulement, m'a-t-on assuré, sont l'œuvre du regretté Ernest Guiraud et les deux derniers appartiennent en propre à M. Saint-Saëns. On ne s'en serait pas douté tant la soudure a été habilement dissimulée par M. Saint-Saëns.

M. Louis Gallet, avec Frédégonde, a porté à la scène une page de l'histoire des temps mérovingiens. Nous assistons aux amours, prohibées par les lois de l'époque, de Brunehild et de son neveu Mérowig, fils de Chilpéric, amours qui aboutissent au mariage des deux amants dont l'évêque Prétextat bénit l'union. Chilpéric, sur les conseils intéressés de sa femme Frédégonde, punit son fils en le condamnant à finir ses jours dans un cloître. Mais Mérowig, plutôt que d'abandonner celle qu'il aime, se donne la mort.

Alexandre Dumas disait qu'il était permis de violer l'histoire pourvu de lui faire un enfant. Il serait difficile de féliciter cette fois M. Gallet de sa paternité. Son drame manque de mouvement et d'action scénique. Toutes les figures historiques qu'il nous présente s'agitent uniformément et ce n'est pas plus le roman de Frédégonde que celui de Brunehaut ou de Chilpéric. De la partition en elle-même, il n'y a certes pas grand’chose à dire. Elle est conçue dans le vieux moule. Et ce qui est plus grave elle manque d'inspiration et de puissance. L'œuvre est grise. L'acte le meilleur est le quatrième. Il est de M. Saint-Saëns. Vous y retrouverez quelques-unes des qualités du théâtre. Et pour le reste il vous restera la faculté de vous consoler avec Samson et Dalila.

Mlle Bréval, qui devait créer le rôle de Brunehild, a été remplacée au pied levé, on peut dire, par Mlle Lafargue : celle-ci a de la voix et une bonne méthode. Avec le temps, l'expérience scénique lui viendra. M. Alvarez a la plus belle voix du monde, et il est aujourd'hui le seul ténor que puisse nous offrir la direction de l'Opéra. M. Renaud fait toujours preuve de qualités de chanteur et de comédien tout à fait exceptionnelles, et la voix de Mme Héglon ne s'améliore pas; en revanche, M. Fournets est doué d'un organe aussi généreux qu'agréable à entendre, et il serait à souhaiter que tous les pensionnaires de MM. Bertrand et Gailhard fussent aussi remarquables.

Et maintenant à quand les Maîtres chanteurs, à quand Tristan et Iseult ? Les concerts du dimanche seraient-ils notre seule fiche de consolation ?

ALBERT MONTEL. 

Article également publié dans Le Rappel du 20 décembre 1895.

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date de publication : 02/11/23