La Soirée parisienne. Le Krack de Namouna
La Soirée parisienne
Le Krack de « Namouna »
Le retard apporté à la représentation du ballet de M. Lalo devient une véritable question, la question Namouna.
La question Namouna dépasse en intérêt la question de l’Union générale, et Mlle Sangalli occupe l’attention publique au détriment de M. Bontoux, qui ne s’en plaint peut-être pas.
M. Lalo, dont les musiciens apprécient le grand talent, était à la vieille de se voir jouer à l’Opéra. Les invitations étaient envoyées à la presse, les décors étaient plantés ; les affiches étaient apposées, et les amateurs de premières achetaient à prix d’or les places qu’avaient pu se procurer les marchands de billets.
Tout à coup une terrible nouvelle jette la capitale dans un émoi facile à comprendre : Mlle Sangalli venait de s’écorcher l’orteil.
Aussitôt, une certaine terreur s’empare des acheteurs, qui cherchent à vendre leurs coupons. Ces coupons subissent, d’ailleurs, une faible dépréciation, Namouna devant être simplement ajournée à la semaine suivante.
Mais Namouna semble bientôt devoir être renvoyée aux calendes grecques, et une panique folle s’empara du marché. On offre des fauteuils à 10 40 ; des parterres, à 3 25 et des quatrièmes consolidées à 2 20.
Une note de l’agence Hablas accentue encore les tendances à la baisse :
« Hier soir, Mlle Sangalli, prise d’une subite démangeaison au pied droit, n’a pu résister au désir de se gratter et, dans cette opération, s’est écorché le petit doigt ; cet accident remet à une époque indéterminée la première représentation de l’œuvre de M. Lalo. »
C’était le dernier coup : les actions de M. Lalo tombèrent à rien : ce fut le krach de Namouna !
On comprend qu’un événement de cette importance devait appeler la vigilante attention du ministère des beaux-arts.
Le gouvernement fit une enquête minutieuse dont les résultats ne seront naturellement jamais connus, mais que l’un de nos confrères nous a dévoilés par des insinuations malicieuses.
Il paraîtrait que l’auteur tout-puissant d’un opéra en cours de répétition est le seul obstacle à l’apparition de Namouna.
Cette assertion, nous sommes à même de la confirmer par des détails absolument inédits.
Ce n’est pas en se grattant que Mlle Sangalli s’est endommagé l’orteil.
C’est à une cause moins vulgaire qu’elle doit de ne pouvoir danser.
L’autre soir, en rentrant chez elle, la charmante ballerine aperçut un homme revêtu d’un manteau couleur de muraille, blotti sous une porte cochère. Au moment d’ouvrir sa porte, Mlle Sangalli s’empêtra dans une corde qu’on avait perfidement tendue sous ses pas, et tomba si malheureusement qu’elle se fit la blessure que vous savez.
L’homme au manteau couleur de muraille murmura alors ces simples mots d’une voix étouffée :
— Lalo ne passera pas !
Et il s’éloigna en faisant entendre des ricanements sataniques.
Mlle Sangalli ne put distinguer le visage de cet homme mystérieux ; elle s’aperçut seulement qu’il portait une longue barbe grise.
Un autre fait à rapprocher de celui-là.
On sait que M. Lalo relève à peine d’une maladie assez sérieuse ; mais il n’y a plus rien d’étonnant à ce que sa convalescence ait été aussi longue.
Hier, M. Lalo ayant amené un médecin à Mlle Sangalli, celle-ci, en proie à une vive émotion, ne put que balbutier ces paroles :
— L’homme au manteau couleur de muraille ! c’est lui ! c’est bien lui !
C’était un illustre compositeur !
Si, après cela, mon confrère n’accuse pas carrément M. Ambroise Thomas de retarder d’apparition de Namouna, c’est qu’il sera indulgent !
MAURICE ORDONNEAU
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publication date : 28/09/23