Indiscrétions théâtrales. Avant Le Roi d'Ys
INDISCRÉTIONS THÉÂTRALES
OPÉRA-COMIQUE
AVANT LE ROI D’YS
Il y a six ans au moins, M. Lalo faisait répéter à l’Opéra son ballet Namouna, sur lequel nous écrivîmes ici même une de nos premières Indiscrétions théâtrales. À ce propos, il nous souvient qu’étant allé voir le compositeur chez lui, nous le trouvâmes fort malade, relevant à peine d’une sérieuse attaque de paralysie qu’il avait gagnée en travaillant seize heures par jour à son ballet.
Et M. Lalo nous disait tristement :
— Je serais probablement aussi bien portant aujourd’hui qu’il y a trois mois, si Vaucorbeil m’eût reçu le Roi d’Ys au lieu de me commander Namouna.
Comme on le voit, le Roi d’Ys ne date pas d’hier. Et, d’ailleurs, ce n’est point la première œuvre de musique dramatique de M. Lalo. Tous les dilettanti connaissent de lui une Conjuration de Fiesque où se rencontrent des pages de haute valeur et dont surtout le dénouement a une grandeur sombre et terrible du plus saisissant effet. Dans cette scène, le comte de Fiesque, découvert, vaincu, ne veut pas tomber aux mains de ses ennemis ; il arrive donc sur le bord de la mer, descend de cheval, et avant que ceux qui le poursuivent puissent l’atteindre, il marche vers la vaste plaine liquide et il y entre lentement, tout droit dans sa pesante armure, casque en tête, épée à la main. Ainsi il va, s’enfonce, décroit et disparaît sous le flot mugissant, qui se referme à jamais sur lui. C’est du reste absolument historique, et ce Fiesque aventureux et hardi ne finit pas autrement. Mais n’est-il pas vrai qu’au théâtre cette scène produirait une profonde impression ?
Il faut ajouter que M. Lalo paraît avoir la spécialité des sujets maritimes. Il adore la mer, ses librettistes lui en mettent partout. Nous venons de voir comment elle se comporte dans la Conjuration de Fiesque ; dans Namouna, elle est la complice des pirates qui enlèvent l’héroïne ; dans le Roi d’Ys… mais ce n’est pas à nous de vous dire ce qu’elle fait dans le Roi d’Ys ; sachez seulement que son rôle est d’une importance capitale.
— Je m’étonne, nous disait en riant M. Lalo, je m’étonne qu’on n’ait pas songé à moi pour Surcouf ; ça rentrait dans ma spécialité.
Il n’y a pas moins de douze ans que M. Edouard Blau, l’auteur du poème du Roi d’Ys, est en possession de son sujet. L’idée lui en a été suggérée par un de ses parents, M. de la Morandière. Celui-ci, à cette époque lointaine, habitait durant la belle saison le château des Vistres, près de Blois, à deux pas de cette vallée de Chambon où Villemessant avait une propriété dans laquelle il tenait table ouverte. Donc, M. Edouard Blau, qui est Blaisois, était en villégiature chez M. de la Morandière. Un matin, son hôte entra dans sa chambre, tenant à la main le livre des Légendes bretonnes, de Souvestre, et s’écria : « — Je viens de lire une histoire, qui ferait un magnifique sujet d’opéra, si je ne me trompe, vois plutôt ! » Et M. de la Morandière tendit à M. Blau le livre ouvert à la page où commence le récit des aventures du Roi d’Ys. M. Blau fut vite pris par la légende merveilleuse et il eut promptement bâti son scénario. Puis il quitta Vistres, mit son livret dans son portefeuille et n’y songea plus, préoccupé qu’il était par d’autres sujets.
Étant entré en relations avec M. Lalo, il se rappela son Roi d’Ys. Il le raconta au musicien qui s’emballa à son tour et n’eut de cesse que le libretto détaillé ne lui fût donné. Immédiatement, le compositeur se mit à la besogne et écrivit plusieurs morceaux de l’opéra futur, notamment l’ouverture, qui fut jouée d’abord par Pasdeloup ; il y a quelque dix ans, aux concerts populaires, puis reprise plus tard par M. Colonne, aux concerts du Châtelet.
Mais, contrairement aux bruits qui ont couru à diverses époques, le Roi d’Ys n’était point terminé, bien loin de là. C’est que le musicien ne tenait guère à perdre son temps sur une œuvre qu’il n’était pas certain de voir un jour à la scène. Il ne songeait alors qu’au grand Opéra, et l’on sait combien il est difficile d’y parvenir, lorsqu’on n’y a encore rien donné. Depuis vingt ans, l’Opéra ne monte qu’une œuvre par an, deux au plus, et les années extraordinaires, un ballet en deux ou trois tableaux et c’est tout. Comment y aborder, pour un débutant ? Mieux vaut composer des symphonies ou des suites d’orchestre qu’on est du moins à peu près sûr de faire entendre au public. C’était le raisonnement que s’était tenu M. Lalo, et qu’il a pratiqué avec un succès constant jusqu’ici.
Néanmoins, il n’abandonnait pas tout espoir de faire jouer son Roi d’Ys. Du temps de M. Halanzier, Vaucorbeuil, alors commissaire du gouvernement près des théâtres subventionnés, poussait fort à la roue. Très ami de M. Lalo, il insistait au ministère et près du directeur pour qu’on reçût le Roi d’Ys. Il se servait même de cette œuvre pour faire échec à M. Halanzier, dont il convoitait la place. Cette place, quand il l’eut obtenue, il ne se souvint guère de l’ouvrage qui lui avait servi à la prendre. Et M. Lalo lui ayant remémoré les promesses du commissaire du gouvernement, le directeur de l’Opéra commanda au musicien le ballet de Namouna, dont il ne se souvient qu’avec terreur. — Et notez, dit-il, que je pensais depuis trois ans au Roi d’Ys, tout était presque terminé dans ma tête, je n’avais plus qu’à écrire ! Et rien ! un ballet l un maître de danse qui commença par me demander si je n’avais pas dans mes cartons quelques valses, polkas ou mazurkas ? et qui, lorsque je lui objectai que si j’en avais eu, elles n’auraient peut-être pas été dans la couleur du sujet, me répondit gravement : — La couleur du sujet ? ne vous inquiétez pas de ça, C’EST MON AFFAIRE. — Ah ! Namouna ! Namouna !, ce fut pour le musicien une épouvantable torture, outre que ce maudit ballet lui causa une paralysie dont il a été longtemps à se remettre ! Si c’est une plaisanterie que lui a faite son ami Vaucorbeil, il l’a trouvée bien mauvaise !
Depuis ce temps, Il y eut souvent des pourparlers pour la mise à la scène du pauvre Roi d’Ys. Il en fut question chez M. Escudier quand le célèbre éditeur eut le projet de reconstituer le Théâtre-Lyrique ; M. Vizentini y songea à la Gaité ; il entendit ce qui était fait de l’a pièce ; M. Carvahlo, plus récemment, en eu une audition chez Gounod, le maître si dévoué à l’art — et aussi à ses amis, dont M. Lalo est l’un des meilleurs… Mais rien ne sortit de tout cela, sauf des déboires et des découragements. Toutefois, le musicien travaillait toujours à son œuvre ; il en changeait certains morceaux ; il en coupait des passages, il en ajoutait d’autres, si bien qu’il y a deux ans, l’opéra fut achevé en entier, et, l’année dernière, l’orchestration fut complète. Il n’y avait plus qu’à distribuer les rôles, commander les décors, mettre les parties sur les pupitres et… frapper les trois coups ! Mais cette soirée bénie aurait-elle jamais lieu ?...
Enfin, Paravay vint, qui, le premier en France,
Montra pour le Roi d’Ys un peu de complaisance.
Le directeur de l’Opéra-Comique se fit donner une audition de l’œuvre, qu’il reçut, séance tenante, et mit en répétitions sur-le-champ.
Du découragement, M. Lalo passa à l’activité la plus fiévreuse ; avec quelle joie, vous le comprenez. On ne voyait plus que lui partout : au théâtre, chez Hartmann, qui édite l’opéra, que sais-je ? Quand on interrompit les études de son Roi d’Ys pour préparer le Requiem de Verdi, que l’on devait donner le vendredi et le samedi de la semaine sainte, il trembla ! mais, depuis ce jour, il s’est rassuré, voyant que l’on ne s’occupait plus que de lui seul. Ç’a été une transformation. Le visage un peu austère s’est détendu, l’œil s’est éclairé et luit d’une flamme ardente ; il rit, il est heureux. Il ne parle plus que poèmes futurs, airs de basse, chœurs de conspiration. Il a le plan musical de dix opéras dans son cerveau.
Il faut dire que c’est là surtout que nait sa musique. M. Lalo n’est point un compositeur qui travaille à la légère, qui se fie et s’abandonne à son inspiration seule. Il pense, il compare, il combine, avant d’écrire. Jamais il n’a touché un piano pour écrire quoi que ce soit, même un simple accord. D’ailleurs, il n’est pas pianiste. Avant son mariage, M. Lalo était un violoniste de grand talent, et depuis, il n’est plus que compositeur. Il y a plus de dix ans qu’il n’a pas ouvert la boite où sommeille son Guadanini. On sait qu’il a fait un mariage exclusivement artistique, et que Mme Lalo est une admirable cantatrice, dont l’art et la magnifique voix n’ont pas peu servi à faire connaître les belles mélodies de son mari.
Le procédé de composition de M. Lalo est celui des symphonistes. Certes, sa musique est toute moderne, mais elle repose sur des bases et des basses solides, comme celle des vieux maîtres. Il se défend d’être inféodé à aucune école. Si, dans son Roi d’Ys, certains motifs typiques reviennent à différentes reprises, il n’entend pas qu’on suppose qu’il a songé à Wagner en usant de ces retours, de ces rappels : — Je ne me suis nullement préoccupé, dit-il, du système des leitmotive. Et puis, entre nous, Wagner a-t-il bien inventé ce système ? N’a-t-il pas plutôt donné un nom nouveau à une chose connue avant, bien avant lui. Les symphonies d’Haydn sont construites sur trois ou quatre motifs principaux, qui leur donnent à chacune sa couleur particulière, et qui reviennent aux passages à effet de la composition. De même pour Mozart et pour Beethoven. — Au fond, le dieu de M. Lalo paraît être Beethoven, et son prophète, Weber. La nouvelle ouverture du Roi d’Ys, qu’il a fait exécuter chez M. Lamoureux, est un peu construite sur le modèle des ouvertures du chevalier Karl Maria. Un andante et un c barré ensuite. Mais ceci est du domaine de notre éminent collaborateur Wilder, qui vous dira cent fois mieux que nous ce qu’il faut penser à cet égard.
M. Blau, l’auteur du poème, n’a eu qu’à se louer de son collaborateur. Il a dû refaire plusieurs scènes, le musicien a impitoyablement coupé des vers qui n’allaient pas sur sa musique ; mais, à part cela, le poète est satisfait. « — Ce sont les petits ennuis du métier, dit-il. S’ils n’existaient pas, il y en aurait d’autres. Autant ceux-là. » Quant à M. Lalo, il est vraiment enchanté de tout le monde, notamment de M. Talazac et de Mme Isaac. « — C’est plaisir de travailler avec de tels artistes, dit-il. On n’a quasi rien à faire ! Ça ne fatigue pas ! » Et l’orchestre de M. Danbé et les chœurs de M.Barré ! tous l’ont ravi.
Il ne nous reste plus qu’à donner un ou deux renseignements. Le Roi d’Ys est une légende bretonne, nous l’avons dit. Il y a cinq tableaux : 1o Terrasse au bord de la mer chez le roi d’Ys ; 2o Galerie du palais du souverain ; 3o Champ de bataille avec le tombeau de Saint-Corentin ; 4o La Noce ; 5o Grand plateau du pays d’Ys.
Il y avait aussi primitivement le tableau du miracle de Carnac par Saint-Corentin, mais la scène de l’Opéra-Comique est trop petite pour qu’on y puisse exécuter ce décor… et surtout le miracle ! Songez donc, des soldats changés en pierres !... Les figurants sont déjà trop souvent en bois !
THÉODORE MASSIAC
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publication date : 31/10/23