Revue musicale. Namouna
Revue musicale
Opéra : Reprise de Namouna, ballet-pantomime en deux actes et trois tableaux de Nuitter et Petipa, musique d’Edouard Lalo. […]
Vingt-six ans ! Il y a eu déjà vingt-six ans, le 6 mars, que le pauvre Lalo voyait tomber à l’Opéra, devant un auditoire qui affichait son dédain pour un compositeur de symphonies sans faire aucun bruit, mais de la façon la plus éloquente, en tournant le dos aux musiciens de l’orchestre, un ballet sur lequel ce symphoniste – haro sur le baudet ! – fondait de légitimes espérances et qui, par ce fait, méritait grandement le succès qu’il ne tarda pas à obtenir… dans les concerts. Cette première représentation de Namouna et ce spectacle des beaux messieurs des fauteuils affectant de lorgner l’amphithéâtre et les loges dès que les instrumentistes jouaient quelque morceau purement orchestral, sans danse ni pantomime sur la scène, sont présents à ma mémoire exactement comme si cela s’était passé hier. Mais le plus triste, il faut bien le dire, est que la presse, entraînée par une campagne habilement combinée pour renvoyer le malheureux Lalo à ses symphonies – et cela malgré l’éclatant patronage de Gounod qui avait accepté de suppléer le compositeur malade, pour la mise au point de son œuvre, – le plus triste, répétons-le, est que la presse, dans sa presque totalité, fut nettement, cruellement hostile à ce musicien qu’elle ne connaissait pas, dont on lui avait simplement dit qu’il écrivait de la musique symphonique très compliquée, très enchevêtrée et nullement de la musique dansante. Et telle fut cette unanimité dans le blâme, dans ce concert de quolibets à l’égard d’un musicien qu’on assimilait aux fanfaristes des troupes Bouthor et Corvi, qu’il serait facile de compter les critiques qui prirent fait et cause pour lui, sans restriction d’aucune sorte, en rompant en visière à leurs confrères ; un, deux, trois, ce serait beaucoup que d’aller jusqu’à dix, mais au moins, trois que je connais particulièrement et qui peuvent assister aujourd’hui au triomphe de l’œuvre qu’ils ont défendue : le premier, illustre entre tous et qui écrivait ici-même, un deuxième, ayant passé d’un journal d’art et de mode à un grand journal illustré, le troisième enfin, qui rédigeait depuis dix ans déjà le feuilleton musical d’un grand journal politique et qui a bien pu changer de rez-de-chaussée mais non pas d’opinions.
Ce dernier, à qui j’emprunterai hardiment son jugement, sans craindre qu’il proteste, expliquait que le défaut de cet ouvrage était de ne valoir que par la musique et de joindre à une partition de haut prix un scénario singulièrement banal et une chorégraphie le plus souvent très vulgaire. En effet, quoi de moins nouveau que le sujet suivant ? Deux seigneurs jouent aux dés dans un casino de Corfou et don Ottavio gagne tous les biens du pirate Adriani, tous y compris sa tartane ce qui n’empêchera pas Adriani de courir la mer — et la belle esclave Namouna. Dès qu’il est le maître de Namouna, Ottavio la rend libre, car lui-même n’a d’yeux que pour la coquette Héléna ; mais Namouna prouve sa reconnaissance à son libérateur en le préservant de l’épée d’Adriani dans un duel, du stylet des bravi dans une embuscade. Elle l’enlève ensuite à bord de la tartane, dont il lui a fait l’abandon, gagne une île quelconque de l’Archipel, y rachète ses anciennes compagnes d’esclavage, enivre avec leur aide l’inévitable Adriani qui la poursuivait encore et se sauve avec Ottavio, tandis qu’un serviteur, imberbe, mais dévoué, tue Adriani d’un coup de couteau. C’est fini et vous ne reconnaîtrez sûrement pas là un livret sorti de la plume experte de Ch. Nuitter, le même qui avait tracé le plan en s’inspirant d’Hoffmann, il est vrai de cette charmante petite comédie dansée qui s’appelle Coppélia. Quant à la chorégraphie, qui était de Petipa, et non plus de Saint-Léon, (la différence est grande), elle ne renfermait aucune idée un peu piquante, aucun épisode un peu original — exceptons à la rigueur la scène où Namouna se jette à plusieurs reprises entre les deux ferrailleurs — et de tout cela il résultait que le seul mérite de Namouna résidait dans la partition de Lalo. Cela ne comptait guère autrefois, alors qu’il était simplement l’auteur d’un Fiesque dont ni Paris ni Bruxelles n’avaient voulu et de pièces symphoniques exécutées dans les concerts du dimanche. Espérons qu’il en sera autrement maintenant qu’il est l’auteur unanimement applaudi du Roi d’Ys.
Et cependant sa partition de Namouna n’a pas changé d’une ligne ; mais c’est le public qui changera d’attitude en face d’un compositeur auquel on serait mal venu à reprocher aujourd’hui, comme on le fit en 1882, les succès même qu’il commençait à remporter dans les grands concerts et qui prouvaient justement, disait-on, sa complète inaptitude à écrire de la musique de danse en vue de l’Opéra. Celui qui proférerait aujourd’hui des inepties pareilles serait honni de tous, et pourtant c’est ce mot d’ordre-là, lancé par ceux que le succès de Namouna aurait pu gêner, accueilli et répété par ceux qui hurlent toujours avec les loups, qui entraîna la perte de ce ballet, uniquement parce qu’il s’agissait de plaire à deux journalistes alors très répandus, auteurs d’un ballet dont un compositeur haut coté dans la presse légère et les bals publics avait écrit la partition passablement vulgaire. N’y avait-il pas urgence à ruiner ce rival inattendu, à « couler » ce nouveau ballet dont la musique élégante et singulièrement raffinée formait une violente opposition avec celle que le public avait l’habitude d’applaudir et qui pouvait amener, en cas de succès, un changement radical dans les goûts et préférences des habitués de l’Opéra ? Ces mesquines questions de rivalité artistique ou plutôt de concurrence commerciale n’existent plus du moins en ce qui concerne Namouna et le journal qui menait autrefois la campagne contre Lalo étant aujourd’hui un des plus favorables à sa musique, il ne se produira plus d’aucun côté la moindre opposition à moins, que, tout à coup, quelqu’un ne parle de reprendre Yedda.
Il me paraît bien que la partie chorégraphique de Namouna a été sensiblement modifiée, du moins dans les détails ; mais ce que je puis assurer, c’est que certains morceaux ont été changés de place. C’est ainsi que le délicieux pas de Namouna avec solo de flûte, qu’on faisait recommencer tous les soirs à Mlle Sangalli et qu’on fera recommencer de même à Mlle Zambelli, a été reporté du second acte au premier en le remplaçant par la danse du sabre ou du tambourin qui figurait originairement dans le premier acte – et que le grand ballabile avec trois orchestres de cuivre sur la scène, qui avait tant fait saigner les oreilles des délicats et que tout le monde, l’autre soir, a jugé être une composition instrumentale des plus savoureuses, a été reculé du milieu du premier acte à la fin, ce qui vaut infiniment mieux comme couronnement musical d’un acte où tous les morceaux sont un perpétuel enchantement pour l’oreille. Il serait difficile de trouver dans n’importe quel ballet, une pareille succession de pages d’une fantaisie plus ailée, d’une diversité de rythmes plus abondante et d’une invention plus riche en fait de sonorités piquantes, jamais vulgaires, toujours très fines, très délicates, depuis l’entracte symphonique, d’une poésie, et d’une expression pénétrante, ou la spirituelle sérénade en pizzicati, le joli pas de la bouquetière et l’exquise valse lente de la cigarette, jusqu’au grand ensemble rythmé à coups de petites cymbales ou à la vive tarentelle qui se déroule au milieu d’une fête populaire à Corfou.
Ce que je soulignais déjà il y a vingt-six ans et ce que je veux redire aujourd’hui, c’est l’adresse avec laquelle un compositeur symphoniste, oui, symphoniste, tel que l’était Lalo, a su, en se prêtant aux exigences de la musique de ballet qui le faisaient gémir, éviter toutes les banalités ordinaires de la musique de danse, en particulier ces huit ou seize mesures annonçant la fin des morceaux, variant le plus souvent de la dominante à la tonique, sans lesquelles un maître de ballet ne savait plus comment faire et que Delibes lui-même, moins intransigeant que Lalo, avait souvent accordées aux supplications répétées du chorégraphe. Oui, ce premier acte de Namouna, d’une couleur orchestrale si vive et si chatoyante, est un petit bijou musical, mais il n’est pas sans faire un tort sensible au deuxième, où il n’y a plus, pour le coup, apparence d’action scénique ; où se succèdent des danses plus ou moins agréables chez Ali le marchand d’esclaves, jusqu’à ce que Namouna vienne délivrer ses compagnes, mais où ces danses mêmes amènent un peu trop des effets de rythme ou de sonorité, je ne dirai pas identiques, mais simplement analogues à ceux qui nous ont enchantés pendant le premier acte. Assurément le morceau qui dépeint la sieste des esclaves paresseusement étendues sur des coussins est tout à fait gracieux ; les pas langoureux ou voluptueux de ces aimées sont très mollement cadencés, les joyeux ébats et vives sauteries de la mutine Khainitza qui bouscule et nargue le vieil Ali, forment un intermède très animé ; la danse du sabre, toute tournoyante avec accompagnement obstiné de tambourin, n’est pas moins divertissante à voir et la scène où Namouna se dévoile aux yeux de celui qu’elle protège est d’une expression très touchante, avec cet heureux rappel du motif essentiel de tout le ballet, celui de l’amour ou de la reconnaissance de Namouna, comme vous voudrez dire ; enfin le grand thème varié qui suit est une de ces pages comme un maître seul peut en écrire et la valse où les amies de Namouna séduisent et désarment les pirates d’Adriani est charmante, à n’en pas douter. Mais que voulez-vous ? ces divers morceaux, tous très agréables à entendre, n’ont qu’un défaut, un seul, celui d’arriver après tant d’autres, encore plus fins et plus délicats, qui remplissent le premier acte… Est-ce qu’il n’est pas permis, pour une fois, de se plaindre que la mariée soit trop belle ?
Mlle Zambelli est d’une grâce, d’une légèreté, d’une précision, d’une souplesse incomparables, dans le rôle de Namouna où elle l’emporte, et de beaucoup, sur la danse, peut-être plus noble, mais infiniment moins vive et quelque peu lourde la Sangalli, M. Staats représente élégamment le jeune seigneur Ottavio ; M. Girodier, tout en barbe et cheveux hirsutes, fait un Adriani aussi farouche que possible ; Mlle G. Gouat, plus noire de jambes que de poitrine, de visage et de bras (quel singulier phénomène !), est une esclave maure, une Khainitza des plus pétulantes ; enfin, Mlle Meunier, réputée pour le fin modelé de ses jambes, se montre avec tous ses avantages dans le rôle du jeune et dévoué Andrikès, d’autant mieux que d’un acte à l’autre elle s’est débarrassée de fâcheuses molletières qui nous gênaient autant qu’elle… Et l’orchestre s’est également distingué sous la direction de M. Paul Vidal, – pourquoi n’associerais-je pas le flûtiste Hennebains au triomphe de Mlle Zambelli ? – de façon que cette tardive reprise se présente sous les plus heureux auspices. Une partie du public, cependant, non plus de propos délibéré, mais instinctivement, s’est montré tout aussi incivil que celui de 1882, en causant, en lorgnant, en se levant même pendant que l’orchestre exécutait le prélude si poétique et si coloré qui enchaîne le prologue au premier acte. Attendons ; dans vingt-six ans d’ici, on finira peut-être par l’écouter. […]
Adolphe Jullien
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publication date : 03/11/23