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Séance publique de l'Institut

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INSTITUT DE FRANCE. EXÉCUTION DE LA CANTATE DES PRIX DE ROME.

M. Véronge de la Nux ; M. Hillemacher. – Le poëme : JUDITH.

Cette séance offrait un intérêt inaccoutumé, puisque, cette année, il y a eu deux premiers grands prix de Rome pour la composition musicale. Les lauréats sont des musiciens déjà fort habiles et qui se distinguent par des qualités dissemblables. M. Véronge de la Nux, le plus jeune des deux, a un tempérament fougueux. Il semble avoir horreur des banalités, des moules connus et des formules surannées : dans la coupe de ses morceaux, comme dans son orchestration, ce qu’il recherche, c’est l’inattendu. On s’aperçoit qu’il a étudié avec profit Schumann et toute l’école néo-germanique ; s’il sait se garder des harmonies tourmentées, des recherches excessives et d’une instrumentation trop constamment chargée, nul doute qu’il n’arrive à se montrer un compositeur original. Il y a déjà mieux que des promesses dans le duo

            Que l’heure qui t’envoie

            Soit vouée à la joie !

D’un tour tout à fait moderne et vraiment poétique ; dans le solo de Judith, Oh ! que ne suis-je la rose ; dans la façon dont revient la chanson

            Elle est vaine, la joie des tambours !

à la fin du trio et dans le duettino avec accompagnement qui termine la cantate. On est en droit de beaucoup attendre d’un musicien de vingt-deux ans qui écrit de telles pages, et nous croyons M. Véronge de la Nux appelé à un bel avenir. M. Hillemacher brille surtout par la science des proportions, par la sagesse, par la clarté de son style ; en un mot, par le goût. Sa cantate décèle un esprit cultivé, en même temps qu’un bon musicien qui a écouté avec profit les maîtres de la scène moderne et qui, à l’occasion, s’inspire des Huguenots, d’Hamlet et de Faust. Nous ne voulons pas dire que M. Hillemacher commette des plagiats ; il s’est contenté, dans quelques passages de sa Cantate, de prendre pour guides Meyerbeer, MM. Ambroise Thomas et Gounod : il eût pu choisir de moins bons modèles. Nous avons écouté avec un véritable plaisir la seconde partie de sa Judith : la marche colorée par laquelle elle débute et le trio final très bien bâti ont provoqué et mérité les applaudissements du public. Nous sera-t-il permis maintenant de souhaiter que les élèves de composition musicale aient à s’exercer, l’an prochain, sur une Cantate mieux écrite et conçue pour être interprétée par une voix de femme et deux voix d’hommes ? Comment veut-on, par exemple, que des jeunes gens encore inexpérimentés se tirent avec honneur d’un duo en trois parties qui exigerait l’abondance mélodique d’un Rossini ? Ceci, pour nous borner à un seul reproche, au point de vue de la destination du poëme ; à savoir de la composition musicale. Quant à la Cantate ou à la Scène lyrique elle-même, quant à l’œuvre littéraire, on ne comprend vraiment pas comment elle a pu être choisie par les musiciens, – car ce n’est pas, hélas ! de poètes, d’écrivains, de gens de lettres en un mot, que se compose le jury appelé à juger une œuvre littéraire. Si encore ce jury comprenait en nombre égal des musiciens et des auteurs dramatiques ! Si, tout au moins, il y avait parmi les juges du concours un homme de lettres ! Mais non, sous prétexte que la Cantate doit servir à la composition musicale, le jury ne se compose que de MUSICIENS. Pour si éclairés, pour si intelligents, pour si instruits qu’on puisse les supposer, on ne saurait les croire plus propres à juger une œuvre littéraire que de vrais littérateurs ; pas plus que ceux-ci ne sauraient juger mieux que des compositeurs une œuvre musicale. Loin de nous l’idée de vouloir chagriner le moins du monde l’auteur de la Scène lyrique couronnée par le jury. Il a concouru comme tant d’autres, comme une soixantaine de ses confrères ; son œuvre a été choisie ; ce n’est pas sa faute. Nous avons d’ailleurs sous les yeux le texte de cette Scène lyrique, tel qu’il nous a été donné à la séance de l’Institut, et il ne porte pas le nom de l’auteur. Sur la partition que M. Hillemacher a publiée, le nom de l’auteur des paroles est remplacé par trois étoiles. Tant mieux ! nous serons plus à l’aise pour en dire ce que nous en pensons. Il nous eût été pénible de nous montrer trop dur envers un confrère. L’anonyme vient nous tirer d’embarras ; c’est l’œuvre que nous attaquons, ce n’est pas l’auteur ; c’est surtout le choix peu intelligent de cette œuvre. Une courte analyse suffira à le démontrer. Tout d’abord le programme exige trois rôles, pour voix de ténor, soprano et baryton ou basse, des soli pour chacune de ces trois voix, un duo et un trio. Il est vrai que la scène lyrique peut être aussi à deux voix ; mais le jury ne l’accepterait point, car elle n’offrirait pas aux jeunes musiciens assez de développements. La Scène lyrique couronnée est à trois personnages : deux femmes, Judith et sa nourrice Zillah, et un homme, le roi d’Assour (prononcez Holopherne, qui n’était qu’un général de Nabuchodonosor). La scène représente « les tentes d’Assour, dans le désert. » À quelque distance, les murs de Béthulie. Zillah montre à Judith « les tentes triomphales où bourdonne l’impie essaim, » et l’engage à élever sa prière au-dessus des cymbales, pour que « la force de Dieu descende dans son sein. » – C’est ce que fait Judith ; elle s’adresse à Jehovah et, dans sa prière, lui dit :

            Tu frappes l’oppresseur comme un juge irrité,

            Et le ver, de sa dent vorace,

            Le ronge dans l’éternité.

Nous aimons médiocrement cette dent du ver, mais passons. Le roi aperçoit Judith et se dit :

            Eteins-toi, colère du glaive ;

            C’est une femme : il faut la voir.

Aussitôt Judith montre à Zillah ce guerrier sublime « qui resplendit comme une tour. » Et le roi, s’avançant vers elle, lui dit :

            Espionne des Juifs, comparais devant moi.

Mais n’a-t-elle pas déjà comparu puisqu’elle est en sa présence ? N’importe ; suivons. Judith parle au roi pour son Dieu :

            Il te dit par ma voix : « Prépare la tûrie…

            Car le corps doit tomber lorsque l’âme est pourrie. »

C’est biblique, nous n’en disconvenons pas, comme la tour citée plus haut, mais c’est fort peu lyrique. – Le roi ne l’écoute pas et lui fait sa déclaration : « Je suis le roi, belle Juive, et je t’aime ! » Mais Judith, qui tient à ce qu’il soit désarmé, lui répond : « Ôte alors l’acier vermeil. » Le roi en rit ; à son avis, « parfois l’amour naît de la peur ; » et il ajoute :

            La femme aime le fer.

            – J’en conviens, monseigneur.

fait Judith ; et le roi lui promet de se dépouiller de sa splendeur, si elle l’épouvante. Dans un aparté, la vaillante femme s’adresse au Ciel :

            De ta justice illuminée,

            Fais que je puisse, ô Dieu, ce soir briser nos fers.

Par qui la justice de Dieu peut-elle être illuminée ? Passe encore pour lumineuse. Et le roi de lui dire :

            Eh bien ! que ta pudeur, ô rose, se rassure,

            Nous serons seuls à ma table ce soir.

Si cette promesse ne rassure pas la pudeur de la rose, elle est bien difficile ! Mais combien d’s dans ces deux vers ! Enfin le roi quitte ses armes et, dans un accès de fatuité assez explicable, il s’écrie :

            Nous avons fait trente campagnes,

            Nous avons mis en croix

            Trente rois.

Trente campagnes ! On dirait un général du premier empire. Ces campagnes, pour des batailles ou des combats, rappellent plutôt le bivouac que la Bible. – Puis il ajoute « avec mélancolie » :

            Dans mes jardins, pleins de formes sereines,

            J’ai rassemblé les voluptés humaines, etc.

Et bannissant enfin la tristesse, il s’écrie :

            Elle est vaine, la joie

            Des tambours

            Dans le vin qu’on la noie !

Judith l’a fasciné ; c’est avec transport qu’il lui dit :

            Ce vin magique et ton regard de feu

            De roi me font passer dieu.

Tout à l’heure il parlait de ses campagnes ; le voilà qui parle de sa promotion. Il passe dieu comme on passe sergent ; mais c’est un troupier que ce roi d’Assour ! Naturellement la nourrice est l’échanson.

            Verse nourrice, le vin sombre,

            Le vin pourpre comme le sang.

Et la nourrice lui verse le vin bicolore. Que de choses l’on va voir dans l’écume de ce vin magique !

Le Roi : Dans son écume un Dieu puissant

              Allume des astres sans nombre.

Judith : Dans son écume, en frémissant

             Je vois des cadavres sans nombre.

Zillah : Dans son écume un dieu puissant

             Mêla des vertiges sans nombre.

Astres, cadavres et vertiges, tout est bu. Judith dit :

           Que ne suis-je la liqueur purpurine,

            Afin qu’en ta mâle poitrine

            Je puisse me noyer !

On se noie dans une liqueur – témoin le duc de Clarence dans le tonneau de malvoisie, – mais la liqueur, elle, ne se noie pas. Le roi va tomber ivre-mort. Il dit à Judith :

            Recueille en tes bras

            Ton roi qui succombe.

Zillah, à part : Les bras de la tombe.

Les bras de la Mort, soit ; mais les bras de la tombe ! Enfin, le roi s’endort. C’est le moment où la fière veuve de Manassé va le frapper… Mais elle se ravise.

Zillah ! comme il est beau ! dit-elle à la nourrice scandalisée. Encore un peu et elle l’embrasserait. Seulement, comme le roi répète en rêve : « Nous avons fait trente campagnes, » (il y tient !) Judith, « ressaisie de colère, » le frappe ; puis elle s’écrie avec triomphe : « Meurs ! »

Sa tête à mes pieds ! et mon pied sur sa tête !

Oui, nous comprenons ; la tête du roi est à ses pieds, et son pied à elle est sur la tête du roi ! – Leur besogne accomplie, les deux femmes se retirent en répétant :

            Et le ver, de sa dent vorace,

            Le ronge dans l’éternité.

Nous n’avons donné qu’un rapide aperçu de la Scène lyrique couronnée. Eh bien, qu’en pensez-vous ? pouvez-vous croire que dans cinquante à soixante manuscrits présentés au concours – plus peut-être, on a vu ce nombre aller jusqu’à quatre-vingts, – pouvez-vous croire qu’il ne s’en trouvait pas un plus méritant ? Cela n’est pas possible. Nous ne voulons pas douter de l’impartialité des membres du jury présidé par M. Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire. Mais alors ?... Que M. Ambroise Thomas, que les membres du jury s’adjoignent des écrivains, des poètes, des auteurs dramatiques, des hommes spéciaux, en un mot, et qu’ils ne fassent pas sourire à leurs dépens du choix du lauréat. La femme de César ne devait pas être soupçonnée ; un jury non plus.

M. DE THEMINES.

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