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Musique. Théâtre national de l'Opéra. Namouna

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MUSIQUE
Théâtre national de l'Opéra : Namouna ballet en deux actes et trois tableaux, par MM, Nuitter et Petipa, musique de M. Ed. Lalo.

La soirée de lundi dernier a été une honte pour le dilettantisme parisien. Jamais compositeur n’a trouvé plus de résistance et de mauvaise volonté que M. Lalo. D’abord, au symphoniste, au musicien dramatique désirant à tout prix aborder le théâtre, on offre d’écrire un ballet. Aussitôt le ballet écrit, mille résistances dans l’Opéra même : ce ne sont que danseuses récalcitrantes, musiciens boudeurs et sans entrain. Du cabinet directorial, pour ainsi dire, partaient les fines critiques, les sourires pleins de malice, les spirituels sous-entendus. Le résultat de toutes ces manœuvres, dont je ne comprends pas très bien le but, a été le massacre d’une œuvre sinon parfaite et de premier ordre, du moins fort remarquable sous plus d’un rapport.

Jamais la meute des abonnés de l’Opéra, lancée probablement par le corps de ballet que dirigeait Mlle Sangalli, ne s’est jetée avec plus de rage sur le pauvre gibier. Cette sotte engeance riait, sifflait, faisait des mots, et d’écouter point n’avait cure. Le verdict était porté d’avance. Du reste, si les abonnés avaient daigné entendre la cause, leur jugement n’eût pas été beaucoup plus équitable. Je n’ai en aucune façon l’honneur de connaître M. Lao, mais il y a dans ce procédé dont on a usé avec lui une impertinence révoltante et dont les auteurs n’auront pas toujours lieu d’être fiers.

M. Lalo n’est pas, il est vrai, de ces musiciens complaisants pour lesquels le succès passe avant l’œuvre, la réussite avant l’idéal. Ne pouvant aborder le théâtre qu’il désirait avec passion, il a écrit beaucoup, et de très remarquable musique d’orchestre ; je cite dans le nombre le concerto de violon, la symphonie espagnole et le divertissement tant de fois exécuté. L’ouverture du Roi d’Ys, la composition de lui la plus importante que nous ayons entendue jusqu’à ce jour, révèle une forte tendance vers l’art moderne et sa partition de Fiesque, aujourd’hui publiée, contient des pages empreintes d’un réel sentiment dramatique.

Avec de telles œuvre, il faut avouer que le talent élevé et sévère de M. Lalo, que son style fouillé et soigné presqu’à l’excès, convenaient peu au ballet tel que le public de l’Opéra le comprend. Il faut bien s’entendre sur ce genre spécial du ballet. Les décors, les danseuses, les costumes, la mise en scène tiennent la première place ; la musique y est supportée, à condition que ses valses, ses polkas et ses mazurkas serviront de tremplin aux bonds, sauts, pointes et voltiges des danseurs. Si elle cherche à se faire entendre ou remarquer, elle m’est plus qu’un hôte incommode qu’il faut se hâter de conspuer. Autrefois, un Italien nommé Pugni fabriquait au mètre une sorte de musique qui était la perfection du genre. Il ramassait dans les rues, dans les ruisseaux, n’importe où, les thèmes les plus vulgaires ; il les cousait grossièrement entr'eux et livrait à l’orchestre de l’Opéra cette nauséabonde olla podrida musicale ; cela s’appelait le Marché des Innocents ou Diavolina ; cela tenait indéfiniment l’affiche, à la grande joie des amateurs et des abonnés, dont la musique ne troublait pas les plaisirs.

Cependant quelques indices venaient jeter le trouble dans leur quiétude. Les sveltes et légers ballets d’Adam, comme Giselle, étaient déjà un peu ambitieux, mais leurs flons-flons faisaient pardonner quelques pages de vraie musique. Puis peu à peu la révolution musicale s’opère : le ballet lui-même s’en ressent ; voilà le joli et fin ballet de M. Delibes, Coppelia, la Source, Sylvia. Ici le compositeur hausse son ambition. Il ne lui suffit plus de tenir le piano dans cet immense quadrille, il veut être écouté et applaudi pour lui-même ; à force d’esprit, de grâce, de souplesse, d’amabilité et de concessions, à force de mélanger habilement la banalité et la distinction, l’invention personnelle et le poncif connu, M. Delibes est arrivé à faire des ballets qui sont aujourd’hui les modèles du genre.

Mais il y a plus haut ; Wagner a dit quelque part : « La symphonie en ut mineur est un immense ballet. » Beaucoup de compositeurs de la nouvelle école le pensent aussi. Ceux-là, et M. Lalo est du nombre, se sont fait du ballet un idéal dans lequel les yeux et les oreilles sont tout à la fois charmés. Idéal difficile à réaliser, mais qui ne manque ni de noblesse ni d’élévation. Après plusieurs essais malheureux, après des tâtonnements malhabiles quelquefois, mais toujours intéressants, le ballet en viendra forcément là, les coupes musicales seront enrichies ; bref, nous aurons un ballet qui sera un des plus charmants spectacles qui se puisse voir. Déjà, dans Sylvia, M. Delibes a cherché quelquefois à symphoniser le ballet, non sans encourir un peu le reproche de lourdeur. Mais nous en verrons bien d’autres, au grand désespoir des abonnés et sutout des danseuses. Ce n’est point dansable !! semble dire Mlle Sangalli. Naturellement les danseuses ont des préférences pour les valses et les mazurkas de M. Métra, comme les chanteuses recherchent surtout les niaises cavatines. Mais, mademoiselle, que de déceptions pour vous dans l’avenir, si les musiciens ont jamais l’audace d’admettre de la musique dans leurs ballets. Il vous faudra être intelligente, bonne musicienne, presque comédienne ; vous serez obligée d’apprendre ce dont vous ne vous doutez pas ; c’est-à-dire le charme, l’esprit et l’élégance, et si la chose ne vous est point possible, d’autres danseuses plus jeunes comprendront mieux leur rôle. Ne comptez pas plus que de raison sur l’engouement du public.

Le grand crime de M. Lalo est donc d’avoir cru qu’un musicien devait faire de la musique dans un ballet, que sa part devait être égale au moins à celle du costumier. Il a osé écrire pianissimo des scènes de sommeil, horreur ! Il a brossé en couleurs éclatantes et presque criardes, une scène populaire, infamie ! Il a poussé l’audace jusqu’à croire que sa musique serait écoutée, que son orchestre aurait droit à quelque attention. Haro, sur lui et par quelles clameurs ! Cependant comme il faut être juste en tout, M. Lalo sait merveilleusement développer son idée et tracer de main de maître une scène de symphonie vivante et pittoresque, mais il est gêné et même maladroit dans les mille détails de mise en scène qu’exige forcément le ballet ; les entrées, les sorties, les courtes scènes qui servent de lien à l’action sont pour lui autant d’écueils sur lesquels vient se briser sa musique habituée à la pleine mer de la symphonie. M. Lalo sait bien parler, mais il ne sait pas saluer dans le monde ; il n’a pas, avouons-le, la connaissance des convenances musicales admises dans le ballet, et qui ont matériellement leur raison d’être. Mais, n’est-il pas honteux pour nos théâtres qu’un homme du talent de M. Lalo, arrivé presqu’à la fin de sa carrière, n’ait pu apprendre sur les planches mêmes, cet art du décorateur musical que les Italiens savent le plus souvent bien avant de savoir la musique, quand par hasard ils la savent ?

Le poème de Namouna est, il faut le dire, peu intéressant, sans pour cela être clair ; compliqué, sans être ingénieux. Dans un casino à Corfou, une sorte d’honnête forban du dix-septième siècle ; le seigneur Adriarii, joue contre un jeune écervelé, le comte Ottavio. Il a tout perdu, jusqu’aux voiles de sa tartane. Comptant sur un retour de la chance, il joue son esclave Namouna et la perd encore. Ottavio, sans compter son gain, sans même soulever un coin du voile de Namouna, rend la liberté à la jeune fille, joignant à ce bienfait l’or, la tartane et tout ce qu’il a gagné à Adriani, pour aller pincer de la guitare sous les fenêtres de la belle Helena.

Adriani, assez mauvais joueur, cherche querelle à notre comte ; apporte des bravi à tous les coins de la ville pour le tuer, mais une déesse invisible défend l’écervelé. Ici, une jeune fille vient danser mille entrechats entre son épée et celle d’Adriani, là des contrebravi s’opposent aux entreprises d’Adriani ; c’est Namouna qui, férue d’amour, protège partout celui qui lui a rendu sa liberté. Enfin, fatiguée de sa besogne assez rude d’ange gardien, Namouna finit par enlever Ottavio sur le propre navire d’Adriani.

Au second acte, des jeunes filles dorment mollement étendues dans une petite île de l’Archipel. C’est le jardin d’Ali, le marchand d’esclaves. Mais Namouna survient, suivie d’Ottavio ; elle rachète à Ali, son ancien maître, toutes ses compagnes et le ballet finirait dans une joie générale si Adriani qui, comme Ulysse, a retrouvé des compagnons, ne jetait le trouble dans cette universelle félicité. Comment lui résister ? La chose est difficile, mais une armée de femmes a facilement raison d’une poignée de brigands. Namouna le sait bien et fait tomber ainsi Adriani dans un piège. Le stratagème ne réussirait qu’à moitié, si Andrikes, le jeune esclave de Namouna, auquel personne n’a songé pendant toute la pièce, ne le frappait de son poignard.

M. Lalo a pensé, avec raison, que cette historiette tirée de Casanova ne suffirait probablement pas à soutenir l’intérêt ; il a cru le public capable de s’intéresser davantage à la musique, il a eu tort. Pour arriver à ce but il a cherché une couleur grecque et orientale tout à la fois, et s’il n’a pas toujours été heureux, du moins en plus d’une page, a-t-il rencontré la note juste et vraie. Ici, c’est un rhythme bizarre obstiné, qui semble le chant monotone d’un matelot de Corfou ; là, une sonorité étrange dissimule les répétitions mélodiques d’un chant populaire ; plus loin, c’est la tonalité qui déroute notre oreille et transporte notre imagination aux pays lointains. Le procédé familier à M. Lalo est le développement ; grâce à lui, l’idée se transforme, s’altère, prend mille sens divers, mille couleurs variées. L’orchestre, qui a tant soulevé de colères chez les amateurs, est le plus souvent traité de main de maître. Son défaut est, peut-être, trop de ciselures et de délicatesse. Tel trait charmant au concert disparaît dans la salle de l’Opéra ; lorsque ces effets ne portent pas, comme on dit au théâtre, ils peuvent quelquefois engendrer dans l’ensemble un certain trouble et une certaine confusion, mais ces défauts sont de ceux qui ne peuvent être reprochés qu’aux véritables musiciens. En un mot, si la phrase mélodique de M. Lalo est quelque fois courte, elle se multiplie avec une étonnante fécondité, elle revêt mille formes dans la suite du développement, elle s’enrichit de mille détails qui arrêtent l’oreille et intéressent l’auditeur attentif.

Le premier tableau est peu chargé, je dirai presque sans prétention ; point d’ouverture, point de pas, rien qui vise au pittoresque ou à l’effet, sauf la belle phrase passionnée de violoncelle qui sert d’entrée à Namouna. La première page musicale de la partition précède le second tableau. Là, le musicien a donné libre cours à sa fantaisie et il a écrit une page pittoresque que personne n’a écoutée et qui cependant est remarquable en tout point. Au point de vue banal de la scène, il est possible que cette marine musicale ait semblé une faute, mais considérée comme œuvre purement artistique elle est des plus remarquables. Écrite un peu à la façon de Félicien David dans Christophe Colomb elle est pleine de fermeté dans le style et de sonorité dans l’orchestre. La sérénade est presque réduite à une formule d’accompagnement, mais rien n’est élégant comme ces pizzicati somnolant doucement sur le rhythme et que relèvent sur les temps forts, les frôlements sourds du tambour de basque. La scène dans laquelle Namouna interrompt le duel des deux hommes, piquant son bouquet sur la pointe des épées, parant de ses pirouettes les coups de tierce, de quatre et de pointe, est certainement une des mieux réussies de la partition ; la musique y est fine, mutine, pleine d’espièglerie et d’élégance.

Ici prend place ce divertissement qui eu le don de tant égayer l’auditoire. Par ma foi ! voilà de quoi rire, un musicien qui, pour faire une scène populaire, écrit une musique éclatante et populaire aussi. Les maîtres n’ont jamais fait autre chose et il est vrai de dire que l’on a quelquefois beaucoup ri d’eux, et pour la même raison. En effet, dès les premières mesures, cette fanfare à découvert à laquelle les instrumentistes ajoutaient nombre de couacs que le musicien n’avait pas songé à écrire, nous a paru vulgaire et même brutale, puis en écoutant mieux nous nous sommes aperçus que le développement thématique, que la persistance du rhythme produisaient un effet véritablement vigoureux et éclatant et, que ce tableau, ainsi fortement coloré ne manquait ni de charme ni de vie. Le retour de cette fanfare, sonnée à pleins pavillons au finale de l’acte, complétait encore cette peinture un peu réaliste il est vrai, mais brossée d’une main crue et vigoureuse par le compositeur et, au résumé, bien composée.

Le pas des Ioniennes à trois temps, accompagné par le bruissement des cymbales, est élégant et d’une jolie couleur, mais nous lui préférons de beaucoup, celui de la Charmeuse, rempli d’adorables recherches, de timbres et d’effet. La phrase des violons qui sert de contre-sujet à cette sorte de petite symphonie est d’un sentiment mélodique très distingué. Bref ce morceau est aussi bien écrit pour l’orchestre que pour la scène. Le reste de cet acte est dans la même note à la fois vivante et musicale, comme le pas du joueur de Mandore, aux harmonies curieuses et fines, accentuées par la coloration transparente de la harpe, comme la Roumaine, aimable page de ballet dans laquelle les instruments à vent se répondent avec une extrême délicatesse sur un thème fort heureusement trouvé.

Voici donc le second tableau, qui est à notre avis un des plus musicaux qui aient encore été écrits à l’Opéra pour un ballet, depuis ceux de M. Delibes. Que d’autres se plaisent beaucoup aux valses de Métra, rien de mieux, mais je suis sûr que plus d’un musicien de goût sera de notre avis.

Le début du second acte est de tout point digne de ce qui précède. La toile se lève sur un nocturne en demi-teinte, exécuté par les violons avec sourdines, et auquel une pédale harmonique donne une morbidezza très originale. C’est la sieste des esclaves d’Ali. Rien dans cette musique n’est banal et pourtant combien de fois le tableau n’a-t-il pas été tenté ? Ce lever de rideau n’a pas été entendu grâce à l’orchestre moins harmonieux des petits bancs, des portes et des conversations qui faisaient rage. Le pas d’Iotis, quoique un peu maigre d’orchestre, est fin, rieur et narquois et d’une délicatesse extrême.

Enfin l’arrivée de Namouna en bateau est une page bien développée, d’une couleur poétique et délicate dont le succès au concert eût été grand.

Malheureusement ici l’inspiration du compositeur s’est un peu tarie et la fin de cet acte n’est pas à la hauteur du commencement. Nous pourrons noter fréquemment de jolis détails, comme la phrase d’altos et violoncelles du pas des fleurs, comme la prière de Namouna à Adriani, mais il n’y a plus de ces pages d’ensemble, de ces tableaux que nous avions pris plaisir à relever au passage. L’épisode de la flûte du pas des fleurs fait cependant exception. C’est un air très original à tonalité grecque dénuée de sentiment. La flûte solo le chante, mais la voix argentine du piccolo en relève encore les détails. Ici le public a cru devoir applaudir et l’a fait sans arrière pensée, mais il était trop tard pour réparer les injustices de toute la soirée. Je ne cite que pour mémoire l’orgie qui m’a semblé une composition médiocrement venue, banale et brutale tout à la fois…

Comme nous l’avons déjà, dit, le ballet de M. Lalo procède plutôt par les tableaux symphoniques que par les détails. Le compositeur se prêtait peu aux exigences du chorégraphe, et je crois, qu’au fond, celui-ci comprenait médiocrement la pensée du compositeur ; ce manque d’entente est toujours très préjudiciable à l’œuvre et a causé en partie l’échec de la partition ; mais il faut avouer que les exécutants de l’orchestre et de la scène n’ont rien fait pour mettre dans sa vraie lumière la musique de M. Lalo.

Mme Sangalli est une danseuse de force, agile, vigoureuse et hardie. Ses pas étonnent sans charmer, sa virtuosité soulève les applaudissements sans entraîner le spectateur. Vocaliste des jambes, elle aime les banalités dansantes, les valses, les polkas, les pas fortement rhythmés. Ne lui parlez pas de musique, c’est le rhythme qu’il lui faut et, dans le rhythme, une cadence qu’elle fait sienne, parce qu’elle est à tous. Comme une chanteuse légère, elle n’aime que les airs de facture. Le public qui la suit dans ses banalité chorégraphiques ne lui demanda que ce qu’elle peut donner, mais combien de qualités lui manquent, et la grâce et le charme et l’amabilité et la physionomie et la mimique ! C’était tout cela justement qu’exigeait le rôle de Namouna. En refusant de le danser, elle se rendait justice à elle-même ; ce n’était pas à elle à refuser le rôle, à chercher mille querelles au compositeur, c’était à l’administration à ne point l’en charger. Aussi, que de pages charmantes ont été perdues par elle, le pas du duel, la charmeuse, la Roumaine ! En revanche, disons bien haut qu’elle a dansé d’une façon absolument remarquable, de précision et de correction élégante le pas des fleurs au second acte ; elle avait senti qu’il fallait au moins une fois se montrer digne de ses succès.

Mlle Subra n’est pas comme la Sangalli, une des virtuoses de la grande voltige ; mais il y a une danseuse dans cette jeune fille, un peu mièvre, il est vrai, mais gracieuse, et d’une extrême légèreté. Elle mime avec infiniment de grâce et d’esprit ; sa physionomie est vivante. L’Opéra manque de ces danseuses qui semblent autre chose que des machines à bondir. Le pas d’Iotis, que danse Mlle Subra, est fort important. « lotis, dit le texte, refuse avec une grâce mutine de s’incliner devant Ali, ou bien elle feint de lui obéir et se moque de lui quand il a le dos tourné. Il s’en aperçoit, il la poursuit au milieu de ses compagnes qui cherchent à la cacher, enfin un profond salut désarme le courroux d’Ali. » Toute cette petite pantomime est fort spirituellement rendue par Mlle Subra, sans que la danse proprement dite perde aucun de ses droits. Je ne suis, pas grand expert en chorégraphie, cependant il me semble que l’administration de l’Opéra a fait l’année dernière un acte juste et intelligent, en détachant Mlle Subra du corps de ballet pour en faire une soliste.

Nous aimons peu les danseurs en général. Ils ont leur utilité, dit-on, ils soutiennent la danseuse dans ses pirouettes, et au point de vue philosophique, ils montrent jusqu’à quel point l’homme peut être ridicule : cependant nous faisons une exception pour le bondissant Vasquez. Jamais plus grands sauts n’ont été vus au théâtre. Il ne danse pas, il saute : il ne marche pas, il bondit ; pour lui les planches sont en caoutchouc. Ses effets sont peu variés, mais sûr ; il entre, il est en l’air ; il sort, il faut regarder aux frises. Ce n’est plus de la danse, c’est de l’acrobatie, mais c’est bien amusant. Nous ne devons cependant point passer sous silence, les deux acteurs sérieux du ballet, M. Merante, le classique (Ottavio), qui sait son état mieux que feu Vestris, et M. Pluque, auquel il ne manque que la parole pour être un traître de mélodrame absolument réussi.

L’Opéra est resté digne de lui-même pour les costumes, les décors, tout ce spectacle des yeux qui font de lui un théâtre plus splendide que tous ceux d’Allemagne et d’Italie. Au premier acte cette rue de Corfou, aveuglante de soleil, avec ses maisons rouges, sur lesquelles pointe le blanc des stores, avec son palais aux ruines imposantes, avec ses balcons élégamment recourbés remplis de femmes aux costumes chatoyants, avec la mer servant de fond d’azur est un tableau de vive couleur. Malgré la multiplicité de leurs décors, la variété de leurs costumes, jamais les théâtres de féerie n’arriveront à cette sobriété dans le luxe, à cet éclat sans faux clinquant. Ce second tableau est de MM. Rubé et Chaperon. Dans le dernier, c’est encore la mer qui sert de fond, mais ici sa monotonie est rompue par les larges feuilles d’un platane splendide qui ombrage une île enchanteresse. Rien ne respire la fraîcheur et le calme comme ce petit coin de l’archipel. Ce charmant paysage est signé Lavastre. Il n’y a point à marchander les éloges à des artistes de cette imagination et de cette valeur. Parmi les costumes, citons celui de Namouna, au premier tableau, et au dernier le pas des fleurs où les bouquets de mille couleurs se marient habilement aux décors et aux costumes, et forment un spectacle délicieux de variété et d’harmonie.

M. Lalo a protesté publiquement contre les critiques sévères adressées à M. Altès et à son orchestre. C’était son droit et même son devoir, mais le nôtre est de dire la vérité. Cet admirable orchestre de l’Opéra qui se pique d’être le premier du monde a été lundi absolument au-dessous de lui - même. Non-seulement il n’a donné à son exécution ni caractère ni couleur, mais il a même manqué d’ensemble et de justesse ; la bande sur la scène, d’habitude si bien disciplinée, semblait prendre plaisir à défigurer la musique. Nous savons ce que vaut chacun des artistes de l’Opéra en particulier, ce que vaut l’orchestre dans son ensemble. Nous ne pouvons croire à une trahison, mais au moins à une négligence inexplicable chez des musiciens qui peuvent lorsqu’ils le veulent, arriver à la perfection. Du reste, depuis quelque temps, il y a dans cette admirable troupe une sorte de relâchement que nous ne savons à qui attribuer ; la mollesse de M. Altès semble avoir été contagieuse pour l’orchestre tout entier. L’orchestre est le dernier luxe vraiment musical de l’Opéra, les musiciens ont conservé le souvenir de quelques exécutions réellement splendides.

En résumé, le ballet de M. Lalo est une œuvre défectueuse en quelques parties, mais pleine de talent et d’originalité. Pour le spectateur étranger à toute cabale, elle est loin d’être ennuyeuse jusqu’à la seconde partie du second acte ; pour le musicien qui n’est affilié à aucune école, elle est des plus intéressantes. Après la représentation de lundi, il ne reste plus qu’à se poser ce dilemme, ou Namouna est une partition de très réelle valeur, ou M. Olivier Métra est un grand musicien.

JACQUES HERMANN

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(1823 - 1892)

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