Chronique musicale. Robert le Diable. 5e article
CHRONIQUE MUSICALE
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Robert-le-Diable. 4e et 5e actes.
(Cinquième article.)
Robert-le-Diable est à sa trentième représentation, et toujours même vogue, même foule, même succès. J’ai pu mettre un intervalle de plus d’un mois entre mon 4e et mon 5e article, sans craindre que le public eût perdu de vue le chef-d’œuvre de Meyerbeer. Pourquoi se presser quand on est certain d’arriver à temps ? J’étais hier assis aux quatrièmes loges, c’est là que la diligence et l’assiduité des amateurs relègue les journalistes ; cette place n’est point à dédaigner sous plus d’un rapport. Si l’on veut bien entendre c’est là qu’il faut aller se percher : aucun détail des voix et de l’orchestre n’échappe à l’oreille, les violoncelles surtout y font vibrer leurs sons d’une manière surprenante, et si l’on s’arrête dans le corridor ouvert, on entend bien mieux encore. J’étais donc aux quatrièmes loges, à côté d’un dilettante qui a depuis long-temps élu son domicile au centre de l’orchestre du théâtre Italien, et qui hier avait choisi l’extrême gauche de l’enceinte de l’Opéra pour assister une onzième fois à Robert-le-Diable ; il faut nécessairement que ce dilettante ait beaucoup d’imitateurs dont la fidélité constante alimente les riches recettes de l’Académie royale de Musique.
Je commencerai aujourd’hui par le quatrième acte en priant mes lecteurs de vouloir bien se souvenir que, le 16 décembre de l’année dernière j’ai fait une main à fond sur le troisième. Cette précaution n’est peut-être pas inutile, un feuilleton est chose si légère, autant en emporte le vent. Je prendrai encors la liberté de rappeler aux amateurs qu’au lever du rideau, pour le début du quatrième acte, le théâtre représente la chambre de la princesse et le lit conjugal ; un épithalame était de rigueur, les auteurs n’ont pas laissé échapper l’occasion de célébrer en chœur l’hymen et l’amour. Ce chœur, au repos, est éclatant et pompeux, on y remarque des imitations de bon goût dont l’effet sera froid dans un chœur passionné, mais qui conviennent très bien à des chants d’hyménée. Vers la fin de ce morceau, les dessus attaquent un la bémol pour arriver ensuite au la naturel en grosses notes ; ce moyen, employé déjà par Beethoven dans le dernier finale de Fidelio, n’est pas précisément un emprunt bien que les deux chœurs soient dans le même ton, puisque Beethoven et Meyerbeer amènent leur cadence par une harmonie différente.
Robert paraît sur la galerie du fond et son rameau de cyprès frappe de léthargie tout le monde ; l’orchestre lui-même s’endort peu à peu, chacun reste dans la position où le sommeil l’a surpris ; les uns tombent sur les gradins ; d’autres dorment debout, les bras en l’air, la tête de travers, comme la femme de Loth. Les portes se referment d’elles mêmes, une puissance magique les pousse, et l’influence de l’esprit de ténèbres est signalée par l’orchestre qui fait entendre la fanfare mystérieuse du prince de Grenade : Sonnez, clairons.
« Quand un personnage quitte la scène en disant qu’il va se battre, qu’il court à la rivière pour s’y précipiter, qu’il descend dans le sein de la terre pour aller détrôner Belzébuth, qu’il vole où la gloire l’appelle, vous croyez peut-être qu’il y va ? Point du tout ; il reste dans la coulisse. La preuve, c’est que j’ai rencontré le lendemain plus d’un acteur qui s’était brûlé la cervelle, ce qui ne l’a pas empêché de jouer le lendemain. » Un honnête apothicaire, digne successeur de M. Fleurant, adressait ce discours à ses élèves pour les prémunir contre les illusions dramatiques, et les armer de son expérience, afin que les catastrophes de la tragédie et du mélodrame ne fissent pas une impression trop forte sur leur esprit. Vous croyez peut-être que cette troupe de courtisans qui assistait au coucher de la mariée, et que Robert vient de repousser dans l’antichambre, cède réellement au pouvoir de l’enchanteur et compte ses pauses en dormant ? Point du tout, vous répondrai-je avec l’apothicaire, non pas celui qui a fait les Mémoires, mais son très indigne patron. À peine les portes sont-elles fermées que toute la bande chantante et dansante se répand dans la galerie, et, comme il faut être prêt au signal du réveil, à la réplique du tam-tam, instrument bien précieux pour le donner, on ne quitte pas ce poste dont Nourrit et Mme Damoreau sont les sentinelles. Les dames d’honneur se mêlent avec les pages, les bachelettes avec les courtisans, les soldats avec les marquises et les comtesses. Les longs gradins sont offerts aux dames qui s’y placent au hasard et dans des positions aussi élégantes que pittoresques, les pages étendus gracieusement reposent leur tête frisée sur les genoux des dames, des conversations très animées s’engagent de toutes parts, on jase, on rit, on raisonne, on se permet l’innocent calembour. La variété, la richesse, l’éclat des costumes, le luxe des colliers et des diadèmes scintillants d’or et de pierreries, les lustres pendus au plafond, les flambeaux, les torches des varlets, transforment cette-antichambre en salon de compagnie où quelque roi donnerait un bal travesti. Les basses et les ténors circulent au milieu de l’appartement, où le directeur devrait faire placer des tables ; les chevaliers, les hommes d’armes, profiteraient de leur loisir pour jouer aux dés, et les fashionables visiteurs à l’écarté. Il est vrai que l’on peut y lire les journaux que les machinistes affichent tous les jours sur les châssis pour l’esbatement des amateurs. Cette scène d’intérieur a beaucoup de charme, et plus d’un dilettante quitte la salle pour venir admirer le revers du tableau pendant le quatrième acte de Robert-le-Diable, laissant la princesse de Sicile demander grâce à son brutal amant, et Robert briser son rameau comme les compagnons de Pantagruel brisaient les andouilles au genou.
Dans cette société brillante et joyeuse, bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, dans ces groupes séduisans où règne le plus aimable abandon, le dilettante reconnaît d’abord Mlles Ottman et Proche à la majesté de leur taille, à la beauté de leurs formes ; Mlles Thuilard et Mathilde à leur chevelure d’ébène, à leurs yeux noirs, étincelans comme les prunelles de cette Andalouse que Don Paëz appelle sa lionne ; Mlle Vagon dont la grâce et la légèreté se font remarquer au milieu de la foule dansante ; Mlle Chavigny, double muet de Mme Damoreau, son Sosie ordinaire, qui se couche dans le lit d’Euriante lorsque la cantatrice n’a pas le temps de se déshabiller, et se prosterne au pied de l’autel dans la dernière scène de Robert-le-Diable pour épargner à Mme Damoreau la peine de faire une autre toilette ; Mlle Chavigny, brune, vive et piquante, au regard assassin. On regrette que Mlle Campan, la sylphide des chœurs, qui met dans ses pas autant de soin que s’ils devaient être offerts au public sans la collaboration d’une forêt, de jambes qui tricotent autour d’elle et masquent bien des choses dont elle nous réservait la jouissance, que Mme Delacquit à la jambe modèle, et dont la figure spirituelle semble vouloir adresser au public d’autres discours que les gestes de la pantomime, et parler enfin à des spectateurs qui seraient très disposés à l’entendre ; on regrette que plusieurs de ses compagnes dont les noms échappent à ma mémoire, soient appelées à d’autres fonctions et ne viennent point embellir La réunion de l’antichambre d’Isabelle. Mais nous avons eu revanche Mmes Ryckmaus, Prévost, Lorotte et bien d’autres encore qui font les honneurs de la soirée avec beaucoup de courtoisie et d’amabilité ; Mme Prévost, sœur d’une prima donna et qui le sera peut-être un jour, sœur d’une prima donna dont on sait apprécier les services, sujet précieux, si j’ose toutefois me servir de cette expression dans le présent quart d’heure et parmi des citoyens qui ne reconnaissent plus de sujets même pour les tragédies ou les drames, sujet précieux, épée à deux tranchans entre les mains du directeur, Janus femelle, prête à faire face aux rôles d’Alice et d’Isabelle les jours d’indisposition et d’empêchement des chefs d’emploi.
Les choristes du chant et de la danse sont les soldats de l’armée de l’Opéra ; ils contribuent puissamment au gain de la bataille. Comme en d’autres lieux tous les honneurs et la plus grande part du butin appartiennent aux chefs, les journaux se taisent comme l’affiche sur le mérite et les qualités individuelles de cette troupe pleine de zèle ; il en sort quelquefois des talens du premier ordre, et c’est alors seulement que le publie apprend leur nom.
M. Schneitzoëffer, l’un des chefs du chant, a disparu, mais bientôt son marteau frappant trois coups sur le tam-tam, signale sa présence ; l’enchantement est fini, Robert a brisé son talisman, les portes s’ouvrent. Il a chanté avec Isabelle un superbe duo plein de vigueur dramatique, et dans lequel on remarque une foule de traits d’orchestre très ingénieux, tels que des sons graves frappés en syncope par les trombones et deux seconds cors en tons différens ; une cascade rapide attaquée à l’aigu par les violons et suivie jusqu’aux derniers degrés de la basse par les violes et les violoncelles ; un travail d’harmonie très bien conduit, et qui donne entrée à la cavatine : Robert, toi que j’aime !
Ce morceau plein de charme et de sentiment n’est accompagné d’abord que par la harpe et le cor anglais ; l’expression en devient plus animée, enfin la voix arrive par une progression chromatique à une explosion éclatante à laquelle se joignent toutes les forces de l’orchestre. Cet effet est admirable, entraînant. Le finale qui s’enchaîne à cette cavatine, à ce duo, est un morceau capital, bien qu’il ne dure que cinq minutes, proportion bien exiguë pour un finale ; mais l’auteur a su renfermer beaucoup de belles choses dans un petit cadre, des effets de contraste bien combinés entre les parties récitantes et le chœur. Ce finale est exécuté merveilleusement, et les choristes méritent une mention honorable ; leurs parties présentent des intonations très scabreuses.
Si j’en avais le temps, je ferais quelques observations sur les vers de cet acte ; mais aujourd’hui nos poètes adoptent mon système de versification : je n’ai plus besoin d’en démontrer l’excellence. Si j’étais obligé de le défendre encore contre les attaques des personnes qui ne savent pas entendre la musique, et sont d’une complète insensibilité pour ses charmes, je ferais remarquer avec une certaine satisfaction que M. Meyerbeer, après avoir lu sur le livret ces vers :
Crains ma fureur, ne me repousse pas ;
Au désespoir tremble de me réduire,
a écrit en musique :
Tremble de me réduire au désespoir.
Ce qui fait rimer désespoir avec pas ; rime peu régulière, il est vrai, mais suffisante pour un opéra, et qui serait parfaite si ces vers étaient mesurés et cadencés ; ils ne le sont point, et voilà leur rentable défaut.
Le chœur des moines, qui ouvre le cinquième acte, est exécuté par vingt voix de basse. Dans les églises les ténors ne psalmodient que dans les faux-bourdons et les chants à plusieurs parties, la voix de basse a plus de solennité pour les hymnes religieux. M. Meyerbeer n’a mis que des basses et les a fait chanter le plus souvent à l’unisson dans le chœur, Malheureux ou coupable, morceau du plus beau caractère, écrit avec beaucoup d’artifice, et terminé par une cadence fort originale et d’une grande simplicité, modulant tour à tour en ré bémol et en ut naturel. Lorsque Bertram dit :
Excepté moi qui t’aime,
Et qui veux ton bonheur, ne le comprends-tu pas ?
Le musicien a donné la progression descendante à l’interrogation qui, en musique, doit toujours monter. La phrase grammaticale n’étant pas terminée, la mélodie ne peut pas s’arrêter sur une note grave qui marque une cadence et fait présumer une conclusion musicale tandis que le sens du discours dramatique reste suspendu. Le chœur avec accompagnement d’orgue chanté derrière le théâtre, le dialogue des acteurs sur la scène, les récits et les silences de l’orchestre, tout cela est traité avec une grande supériorité de talent, avec une vérité parfaite. À l’instant où Bertram, pour se faire connaître à son fils, rappelle à Robert les récits de Raimbault, le chant instrumental rappelle à son tour les motifs de la ballade du premier acte. C’est un moyeu connu, sans doute, et souvent mis en usage, son effet n’en est pas moins puissant.
Je voulais faire une analyse complète du trio final, mais l’espace me manque, et j’aime mieux livrer ce morceau capital a l’admiration des connaisseurs et des dilettanti sans expérience. Il fallait frapper un grand coup, et le musicien s’est armé de toute l’artillerie de l’orchestre. Deux trompettes à clés y figurent ; on croira peut-être que c’est pour sonner des fanfares de victoire ; point du tout ; elles chantent avec douceur en s’unissant aux voix, dialoguant avec les violoncelles tandis que les contrebasses par un effet de pizzicato et les timbales voilées marquent le rhythme. L’explosion de ce trio est foudroyante ; il faut au moins un coup de tonnerre pour précipiter un diable dans l’enfer et pousser un coupable au pied des autels. Le rideau qui séparait l’église de son portique se lève, et nous voyons une cathédrale à trois nefs réelles et praticables, illuminées par une infinité de lampes et de flambeaux étincelans de feux sur lesquels il n’est pas nécessaire de tenir la main pour s’apercevoir que leurs flammes ne sont point l’œuvre du peintre. Ce magnifique spectacle est animé par un chœur pompeux et puissant, soutenu par les torrens d’harmonie que l’orgue et l’orchestre réunis, versent dans la salle.
Plusieurs mutations ont eu lieu parmi les acteurs qui figurent dans Robert le diable, Wartel a représenté avec succès le personnage de Raimbault, fort important pour un rôle secondaire ; Dérivis a remplacé Hurteaux ; il est appelé à de plus hautes fonctions, puisque c’est à lui que la partie de Bertram serait confiée si Levasseur était indisposé. Mlle Duvernay a succédé à Mlles Taglioni et Legallois, dans le rôle de l’abbesse dansante ; Mlle Duvernay est très jeune, très jolie, danse à merveille, et sa pantomime est pleine de séduction ; cette jeune virtuose fait de rapides progrès, et court d’un pied léger sur les traces de Mlle Taglioni.
XXX
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publication date : 03/11/23